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*** A Limoges, la céramique se met au numérique

Médecine, art, environnement, défense : la séculaire industrie de la porcelaine limousine connaît un nouvel essor. Depuis des années, «l’or blanc» se décline dans toutes sortes d’applications, surtout dans les nouvelles technologies.

Près de la gare SNCF de Limoges, où s’élevait au XIXe l’une des usines les plus modernes qu’ait engendrées la révolution industrielle – la célèbre manufacture Haviland -, trône aujourd’hui… un centre commercial. Le temps est loin où l’industrie de la porcelaine faisait vivre la ville. Stabilisée à 115 millions d’euros de chiffre d’affaires et 1 200 emplois directs, la filière perdure cahin-caha. Mais parallèlement aux arts de la table, hyperconcurrentiels car ramassés sur le marché du luxe, se développent, dans l’ambiance feutrée des laboratoires, ce que l’on appelle «les céramiques techniques», nouvel horizon pour les industriels du secteur. Une activité ancienne innove et mute vers d’autres débouchés.

Loin du chahut des faubourgs qui ont vu l’épanouissement de l’économie de l’«or blanc» limousin, un écosystème foisonnant baptisé Ester irrigue la croissance de dizaines de start-up. Ce technopôle héberge 2 500 emplois et 200 structures venues y chercher l’expertise du laboratoire SPCTS (science des procédés céramiques et traitements de surface) au centre de recherche universitaire sur les céramiques, et sa force de frappe industrielle, le CTTC, Centre de transfert de technologies céramiques.

Leadership incontesté

Leur développement y est épaulé par le Pôle européen de la céramique et son budget faramineux de 271 millions d’euros, à l’image d’une économie en pleine croissance : 155 nouveaux projets portés par 120 entreprises en 2015. Art, environnement, médecine, consommation, défense : la révolution numérique a démultiplié les débouchés économiques pour la famille des céramiques. Elle a permis à toute une industrie d’entamer sa mue en rendant possible l’exploration de leurs étonnantes propriétés, inaccessibles jusqu’alors en raison de process trop rudimentaires pour les pièces complexes et trop coûteux pour le prototypage industriel.

Trente ans après avoir quitté la table pour investir les hautes technologies, les céramiques développées à Limoges commencent à récolter les fruits d’un leadership français incontesté qui vise un marché mondial. A ce titre, «nous avons vu la naissance de la Nouvelle-Aquitaine, d’un bon œil. Ça a permis d’ouvrir les PME sur un espace plus internationalisé», constate Christophe Chaput, pionnier de l’impression 3D céramique. Pour le désenclavement de sa région si nécessaire à l’épanouissement de son activité, le codirigeant de 3D Ceram réclame à l’attention des candidats à l’élection présidentielle «un vrai transfert du pouvoir politique aux territoires». Sans quoi dit-il, la France pourrait bien mourir de son «parisianisme». «A l’international, pas une fois le fait que notre activité soit à Limoges n’a fait débat. En France, il y a ce préjugé selon lequel ce qui se fait en province ne sera jamais aussi valorisable que ce qui se fait à Paris. Il en résulte que les politiciens, qui raisonnent en masse et en statistiques, n’ont pas de logique de territoire et ne parient pas sur la province.» Il regrette «cette idée très ringarde selon laquelle Limoges serait une ville assez grosse pour être connue mais pas assez pour être reconnue. »

Au début des années 2000, Christophe Chaput quitte la recherche pour tenter l’aventure de l’entrepreneuriat. «Je pressentais que le numérique allait bouleverser les pratiques, simplifier les process et rendre possible l’impossible, comme usiner du sur-mesure.» Avec son associé, il se lance un défi : construire la première imprimante 3D céramique et créer, pour un chirurgien maxillo-facial de Limoges, des prothèses crâniennes imprimées en céramique à partir d’un scan du crâne de ses patients. Douze ans après sa première implantation, la biocéramique de 3D Ceram a fait passer le taux de rejet de ce genre d’implants de 20 à 0 %. «Il y a vingt ans, on pensait que la démocratisation de process moins coûteux pourrait augmenter la part des céramiques dans l’industrie et viendrait en complément du plastique ou du métal. Aujourd’hui, on constate que les technos développées à Limoges sont aussi créatrices de marchés sur lesquels la céramique constitue le produit le plus performant», résume Christophe Chaput, dont l’entreprise, qui connaissait une croissance annuelle de 20 % jusqu’en 2015, a doublé son chiffre d’affaires en 2016. Pour y parvenir, il n’a pas misé sur la politique. «Je fais partie de ces Français que l’on dit désabusés. Dans cette présidentielle, je ne perçois pas de programme, mais partout le même affairisme parisien.»

Implants osseux

«Le désenclavement», c’est ce que réclame également André Kerisit, PDG d’i-Ceram. Son entreprise a inventé «Ceramil», une céramique poreuse imitant l’os. En 2015, le CHU de Limoges a réalisé une première mondiale en implantant le sternum en céramique développé par i-Ceram. A 20 ans, une vie de peintre en bâtiment s’ouvrait pourtant à André Kerisit, mais une chute a tout changé. «Fracturé du poignet, j’ai eu la chance d’être mal réparé», sourit celui qui veut faire de son entreprise le leader mondial de l’implant osseux en céramique. Il en est convaincu, «l’innovation : c’est un accident qui rencontre son marché.» Fort de ce mantra, il développe à i-Ceram un management singulier : «Chez moi, on a le droit de se tromper, mais on a le devoir de proposer !»

L’entrepreneur consacre près de 30 % de son chiffre d’affaires à la recherche et recrute depuis deux ans des spécialistes venus de tous horizons : médecins, techniciens, ingénieurs, chimistes, infectiologues, qui ont porté les effectifs de 19 à 46 personnes. Dopés par une entrée en Bourse remarquée en 2015 et auréolés d’une première mondiale, leur mission est de développer une gamme d’implants osseux chargés en antibiotiques : des prothèses qui soignent. C’est ce qu’on appelle «une innovation de rupture», le genre de chose qui change durablement les pratiques, souligne André Kerisit, aujourd’hui courtisé par le marché américain. Sous la houlette d’un comité scientifique pluridisciplinaire, i-Ceram ambitionne de reproduire chaque os du corps humain.

Pour assurer l’avenir, il faut, dit-il, «que Limoges soit connecté aux grands réseaux intellectuels, financiers, économiques, informatiques». Macron qui a la cote chez des entrepreneurs ? «Son discours sur l’entreprise est flou, Fillon un peu moins.» Mais tous les candidats manquent, selon lui, d’une approche concrète. «Les choses bougent très vite : il faut tendre vers une meilleure synchronisation entre le temps politique et celui de l’entreprise.»

Auteurs de leurs propres technologies, puis instigateurs de nouveaux marchés, ces chercheurs et entrepreneurs entendent désormais maîtriser les filières que leurs trouvailles ont engendrées. Parmi eux, une entreprise fait école : Cerinnov, ses 72 salariés et ses 18,7 millions d’euros de chiffre d’affaires en 2016. Entrée en Bourse l’an dernier, elle conçoit et fabrique les machines qui permettront d’industrialiser ces filières et entend livrer l’usine 4.0 du futur : une usine automatisée. Le directeur du CTTC, Grégory Etchegoyen, y voit les prémices d’une «réindustrialisation» de la filière céramique. Parallèlement, promet-il, le réseau travaille «à accompagner la mutation des métiers de la céramique». Dans un monde qui reste à inventer, c’est le sens de la démarche qu’il a initiée avec le Fab Lab Easy Ceram, le premier en France spécialisé dans les céramiques. Un an et demi après sa naissance, il réunit 30 entreprises adhérentes : de la start-up telle Luxeram, qui développe des céramiques transparentes pour la très haute joaillerie, au mastodonte, tel Imerys, leader mondial de l’approvisionnement en minéraux pour la fabrication de pâtes céramiques. Véritable hydre technologique, le potentiel économique des céramiques ne semble pas connaître de limites. De quoi exciter la curiosité des gardiens du temple. A ce titre, Michel Bernardaud, PDG de la marque de porcelaine de table du même nom, rend un hommage appuyé à Nicolas Sarkozy, qui en 2006 avait à Limoges, en tant que ministre de l’Intérieur et de l’Aménagement du territoire, annoncé le lancement des pôles de compétitivité, centrés sur les savoir-faire industriels de certains territoires. «La meilleure initiative en matière de politique industrielle des gouvernements français depuis longtemps !» juge-t-il.

Blindage

C’est d’ailleurs sur une boutade échangée avec l’ex-président qu’il s’est lancé dans la diversification, en développant un produit incongru mais diablement efficace : un blindage céramique. «Nous avons réussi ! Mais surtout, cette recherche nous a conduits sur des débouchés curieux que l’on a pu réinvestir sur nos gammes traditionnelles», observe le capitaine d’industrie. En effet, c’est fort de cette recherche qu’il a pu en 2016 inventer le tout premier contenant 100 % hermétique en porcelaine. «Ces nouvelles méthodes ont également été transposées à l’art dans le cadre d’une création de Jeff Koons», s’enthousiasme-t-il.

Les fameux Balloon Dogs de Koons, des formes dites complexes, auraient été impossibles à fabriquer par le passé. Espiègle, il ajoute : «La porcelaine de Limoges a toujours été à l’avant des technologies de son époque pour proposer de l’inédit. Je suis issu d’une longue lignée de dénicheurs de tendances !»

Presque deux cents ans après ses débuts, de l’Américain Haviland venu bâtir un empire à la manufacture Legrand, aujourd’hui leader mondial de l’équipement électrique, l’histoire de la porcelaine est celle de pionniers. Son sous-texte raconte, encore aujourd’hui, une certaine mentalité visionnaire et secrète.

Auteure : Julie Carnis Correspondante à Limoges de Libération

Vignette de l’image : Une prothèse crânienne en céramique, réalisée par 3D Ceram. Photo Thierry Laporte pour Libération

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