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*** Le futur du design numérique

Ces 5 ou 10 dernières années, le design numérique a énormément changé. Ce ne sont pas seulement les déterminismes technologiques ou économiques qui sont à l’œuvre, mais aussi la façon d’enseigner le design et de le pratiquer.

Extension du territoire du design … suite :

Le design numérique a aussi changé d’échelle, il s’est ouvert à de nombreuses nouvelles questions (citons le design d’intérêt général, l’économie des services –notamment financiers– et bien sûr les logiciels). Le design s’inscrit partout. Il est emprunt d’un certain darwinisme à travers les époques et l’évolution des usages (des premières interfaces web à l’IA des applications d’aujourd’hui, en passant l’innovation de rupture des smartphones). Ses pratiques d’il y a 15 ans ne sont plus celles d’aujourd’hui, il s’est reconfiguré. Son enjeu n’est pas d’accompagner les nouvelles technologies pour en trouver des débouchés d’usage mais de lui permettre de réaffirmer qu’il est une démarche de création plus que de conception.

L’expansion des métiers du design numérique s’inscrit dans une forme de démocratisation et parfois de sentiment de dérégulation. On peut citer, pour les formes les plus heureuses, la féminisation de la profession, l’intégration du design au sein des grands groupes ou encore l’émergence du design management. Pour les manifestations moins heureuses, les commentaires des participants de notre enquête de début 2020 sont sans équivoque : « Trop de confusions sur le métier », « véritable jungle», « beaucoup de profils sans réelle compétence », « Beaucoup trop de personnes se disant UX designer mais qui ne le sont pas ». Les métiers doivent sans doute retrouver des valeurs, du sens et redevenir une passion plus qu’un aimant d’employabilité.

 

… Ceci est un article de Benoit DROUILLAT pour Designers Interactifs publié le 17 Mai 2020 sur Médium

 

Quelles sont les perspectives pour les designers numériques alors que s’amorce aujourd’hui une crise économique majeure ? Dans quelles directions le design numérique s’engage-t-il ? Dans les années 2010–2020 son expansion a aussi pris la forme d’un mouvement inflationniste de spécialités : UX researcher, designer de services, UI designer, design ops, interaction designer. Ce tropisme a brouillé son identité et nous a fait perdre de vue un socle de 200 ans d’histoire commune du design. D’après les enquêtes que mène *designers interactifs*, les entreprises qui ont recourt au design plébiscitent plutôt les profils généralistes, tandis que les professionnels se désespèrent de cette guerre des appellations. Leur réaction rappelle Blaise Pascal, pour qui « Il vaut mieux savoir un peu de tout que tout sur très peu ».

Dans la crise qui s’amorce en 2020, il devient ainsi nécessaire de (re)penser les métiers du design numérique en termes de transmission de savoirs (dont les modes ont changé), de compétences (qui s’amplifient), besoins (qui ne seront plus les mêmes). Le modèle américain qui s’était imposé depuis les années 2000 vacille, alors que la Silicon Valley licencie à tour de bras.

 

Mouvements de fond

Dans la transmission des savoirs – j’entends : pas seulement dans les écoles de design mais aussi dans la formation continue – nous voyons émerger un double mouvement de fond : montée en compétences (upskilling) et reconversion (reskilling). Par définition, il est difficile de préparer les étudiants à ce dont ils auront besoin dans 5 ans et il faut les préparer à une forme d’obsolescence programmée. Surtout lorsque la vie professionnelle, plus longue, n’est pas linéaire.

A cet égard, les enquêtes de *designers interactifs* sur les besoins en compétences montrent que sciences humaines et sociologie (des usages) entrent de plus en plus souvent dans l’horizon des designers numériques. Elles cristallisent et dépassent la user research qui sait mal retranscrire la complexité des usages du numérique. Gestion de projet, facilitation et management sont un autre groupe de compétences de plus en plus mobilisées dans le design, à mesure que son niveau d’intégration progresse dans l’entreprise. Enfin, industrialiser la conception (avec les design systems), mesurer la performance (avec les données et les analytics) ou même maîtriser les techniques d’écriture (UX writing) deviennent des pratiques intensément recherchées.

Comment le design numérique s’acclimate à l’ère du temps

Bien sûr le (design) numérique accompagne les changements sociétaux, technologiques, économiques et écologiques comme aiment à le rappeler Anne Asensio (Dassault Systèmes), Jean-Louis Frechin (Nodesign) ou encore Paola Antonelli (MoMA). Ainsi, pour Jean-Louis Frechin, « (…) le monde numérique ne peut pas être réduit à une succession de techniques toujours meilleures remplaçant les précédentes. »
Le futur du design numérique ne s’écrit donc pas selon l’émergence de technologies innovantes, fussent-elles issues du Gartner Hype Cycle. Combien d’entre elles ont-elles donné vie à des produits remarquables ?

Nous dressons 4 constats pour décrire où en est le design numérique aujoud’hui :

Constat #1 : il existe un certain darwinisme pour expliquer l’apparition et le déclin des spécialités des métiers du design numérique. Comme dans la théorie de l’évolution, les métiers ne sont pas des entités fixes. Elles ne sont pas closes et l’évolution peut conduire à l’apparition d’espèces nouvelles. Inversement, une sélection naturelle opère quand les conditions naturelles du marché changent. Qui se souvient du designer Flash ?

Constat #2 : la formation au design subit une transformation profonde. Les modes d’apprentissage plus informels se développent : webinaires (le Laptop), Moocs, coaching en ligne, master classes (The Design crew), formations accélérées (type Iron Hack) dedans ou en dehors des sentiers traditionnels des écoles de design. Cela répond au besoin accru de réactivité pour la montée en compétence ou la reconversion.

Constat #3 : le design subit une intégration poussée avec l’agilité. En tant que designers, nous continuons de vivre dans un monde optimisé pour la culture des ingénieurs. C’est ce que traduisent les démarches lean UX ou encore le design sprint.

Constat #4 : nous avons traversé une période dans laquelle les méthodes et les productions du design ont rencontré contraintes et opportunités industrielles. L’UX et ses méthodes standardisées répondent au besoin de l’extension du domaine du design (le design est partout) et de la démocration du design (tous designers). Pour Jean-Louis Frechin, « L’UX est devenue la tentative de réponse industrielle au défi de l’usage. (…) Méthode universelle, l’UX ignore la diversité des utilisateurs, des pratiques et des cultures nationales ». (Le Design des choses à l‘heure du numérique, FYP, 2019, p138). En revanche, les design systems représentent une opportunité d’industrialisation maîtrisée et pertinente des productions. Ils mettre en œuvre des moyens de diffusion à grande échelle du travail de création d’interfaces.

4 pistes pour le futur du design numérique :

Qu’elles matérialisent un futur souhaité, souhaitable ou possible, ces pistes arriment le design à des espaces qui ne sont pas tous fondamentalement nouveaux mais s’intensifient. En revanche, ils requestionnent tous sa démarche, son aboutissement formel et ses frontières.

Piste #1 : sciences humaines et sociales sont de puissants moteurs d’inspiration pour la pratique du design numérique. Les designers peuvent et doivent (r)ouvrir le champ passionnant de la sociologie des usages, et pas uniquement pour y chercher des recommandations concernant la conception mais pour nourrir une compréhension des usagers, des situations d’usage et porter un regard réflexif sur leur travail de création. Celui-ci est né en France au début des années 1980, pour décrire « ce que les gens font effectivement avec des objets techniques » (Serge Proulx, La sociologie des usages, et après ?). Cet appel rendre plus consistant le cadre théorique de la sociologie pour accompagner le design nous semble important au regard des dérives d’une certaine user research, menée d’après des méthodes transposées de la sociologie et l’ethnographie avec semble-t-il beaucoup d’approximations. Proulx souligne à ce titre que « dans le cas des études d’usage, les corpus s’organisant autour des seules traces des utilisateurs risquent de conduire à un empirisme méthodologique à outrance sans consistance théorique, l’épaisseur sociologique des usages se réduisant à n’être plus qu’une comptabilisation de clics. »

Piste #2 : les années 2020 verront sans doute un retour à une culture authentique de la création formelle, qui a été supplantée par l’“économie de l’expérience”. La culture du design graphique est bien prégnante dans l’histoire du numérique : Muriel Cooper, Susan Kare, John Maeda ou plus récemment le collectif H5 et Etienne Mineur. C’est ainsi qu’on peut réaffirmer que « le design est une activité de création plus que de conception » (Jean-Louis Frechin). Il existe une idée communément admise qui voudrait que le designer disparaisse derrière son travail, ce que Jean-Louis Frechin récuse avec justesse: « (…) pour de nombreux spécialistes en expérience utilisateur (user expérience ou UX) que j’ai pu rencontrer, la surface (les couleurs, la forme, la typographie) est une commodité, une apparence ». Material design et d’autres frameworks de design standardisés ont constitué des normes qui sont en réalité des contraintes d’usage, qu’il suffirait d’habiller avec un thème. Quelle laideur !

Piste #3 : l’intelligence artificielle est l’une des frontières les plus singulières auxquelles le design va être confronté. Elle va changer profondément notre façon de faire du design. « Le designer ne concevra plus des formes, des fonctions et des interactions, mais des comportements, des aptitudes et des relations », pour Jean-Louis Frechin. Les assistants vocaux offrent une illustration, parfois perturbante, de cette évolution. Pour citer les guidelines d’Alexa (Amazon) : “The emergence of voice user interfaces (VUIs), such as Amazon Alexa, isn’t an incremental improvement to existing technology; it marks a big shift in human-computer interaction. As such, designing skills for VUIs is different from designing apps for graphical user interfaces (GUI). Rather than design VUIs as replacements for keyboard, mouse, or touch controls, you need to change your whole design approach to create truly conversational, voice-first interactions.”

Piste #4 (plus prospective) : les designers travailleront avec les matériaux et les technologies du vivant, qui complèteront et s’hybrideront avec la matière numérique. C’est l’un des thèmes de prédilection de Carole Collet, professor in Design for Sustainable Futures à Central Saint Martins. Ses travaux visionnaires ont fait l’objet d’une magnifique exposition rassemblant des créateurs à l’imaginaire puissant, Alive: New design frontiers, à la fondation EDF en 2013. Parmi ces créateurs, les sculptures vivantes de l’architecte-designer Philip Beesley. Son imaginaire anticipe les interfaces organiques. L’un de ses derniers travaux, « Astrocyte, combine la chimie, l’intelligence artificielle et un paysage sonore immersif pour créer une architecture vivante qui répond et réagit à la présence des spectateurs.» (Chambre 237)

Vignette de l’article : Astrocyte, 2017. Philip Beesley et Alex Willms / PBAI.

Pertinence et intérêt de l’article selon [[[[ designer.s ]]]] :

***** Exceptionnel, pépite
**** Très intéressant et/ou focus
*** Intéressant
** Faible, approximatif
* Mauvais, très critiquable
(i) . Informatif