Utopiste, engagé, le designer italien était l’un des précurseurs du “Do it yourself”. Conscience politique de la société industrielle et adversaire de la société de consommation, ce charmant râleur a eu une immense influence. Il vient de s’éteindre à 88 ans.
Le designer italien Enzo Mari, né en 1932, vient de mourir à 88 ans, le 19 octobre. Il se trouve que l’une de ses œuvres les plus célèbres, Autoprogettazione, est exposée jusqu’au 18 janvier 2021 au musée des Beaux-Arts de Nancy, dans la grande salle consacrée à un autre designer renommé, Jean Prouvé (1901-1984). Autoprogettazione est une déconcertante série de meubles que n’importe qui peut fabriquer. Enzo Mari en imagine les plans en 1974 et les distribue au public : des planches à commander chez le menuisier du coin, quelques clous ou vis, et voilà une table, des chaises, un lit ou une bibliothèque. C’est encore plus fort que les étagères en kit d’Ikea.
Xavier de Jarcy publié le 20 Octobre 2020 pour Télérama
… Ceci est un article deInvité à choisir des objets dans les collections du Cnap (Centre national des arts plastiques) pour l’exposition nancéienne, qu’il a appelée « Le Droit des objets à (se) disposer d’eux-mêmes », l’artiste Pierre Giner a fait assembler ce mobilier par les ateliers de la Mairie de Nancy. « La collection de meubles à construire soi-même marque la naissance du Do it yourself et de l’appropriation du design par l’usager », explique-t-il.
Le pionnier des “makers”
Enzo Mari est en effet le précurseur du mouvement contemporain des makers, ces partisans de l’autoproduction. Adversaire de la société de consommation, ce communiste non encarté a tenté de supprimer l’usine et le magasin en mettant le design à la portée de tous. Il se heurta alors aux ouvriers italiens, qui l’accusèrent de vouloir les mettre au chômage. Quelques années plus tard, Enzo Mari inventera la Box Chair : encore une chaise à assembler soi-même, mais se présentant cette fois sous la forme d’une boîte en plastique servant d’assise où sont rangés les pieds. Et, encore un peu plus tard, il proposera au public de fabriquer des vases en récupérant simplement des bouteilles en plastique.
“Un bon produit peut être réalisé quand un industriel reprend à son compte 20 % d’utopie.”
Artiste formé à l’Académie des beaux-arts de Brera, à Milan, Enzo Mari est embauché dans les années 1950 par le bureau de style du grand magasin La Rinascente. En designer autodidacte, il invente des jeux pour les enfants, dont une adorable ménagerie, 16 Animali, en 1957. Dans cette sorte de puzzle, tous les animaux (éléphant, chameau, kangourou…) sont découpés dans une même planche de bois. Enzo Mari y parvient au bout d’une trentaine de croquis. Ce chef-d’œuvre est toujours édité par la société italienne Danese, fondée par Bruno Danese, un entrepreneur cultivé comme on en trouve en Italie.
« Un bon produit peut être réalisé quand un industriel, concrètement et efficacement, reprend à son compte 20 % d’utopie », pensait Mari. Avec Danese, c’était le cas. Il aura avec cette firme une longue et fructueuse collaboration, et dessinera pour elle un calendrier perpétuel, un casier à courrier, une carafe, une corbeille à papier, des couverts à salade ou encore un astucieux vase se retournant pour se changer en soliflore.
Invention et rigueur minimaliste
À chaque fois, Enzo Mari combine invention et rigueur minimaliste. « La décoration n’est que répétition, lançait-il. C’est comme le rosaire, une litanie que l’on répète machinalement. » Ce barbu aux sourcils toujours froncés, adversaire de l’esbroufe, et qui cherchait à atteindre l’universel, se défendait pourtant d’être austère : « Quoi qu’on dise, je ne suis pas calviniste. »
« J’essaie d’être à la hauteur d’un travail intellectuel et je lutte contre les projets médiocres », disait ce créateur-penseur, égal d’un Gaetano Pesce (né en 1939), d’un Andrea Branzi (né en 1938), d’un Alessandro Mendini (1931-2019). Tous incarnent une génération de créateurs critiques et engagés, qui ont eu une immense influence sur le design contemporain.
“Tout ce que l’on fait est politique.”
« Tout ce que l’on fait est politique », résumait Enzo Mari. En 2009, il donnait l’un de ses derniers coups de gueule dans un texte, Que fare ? (« Que faire ? »), où il revenait sur l’histoire de sa discipline, dont il situait la naissance dans l’Allemagne des années 1920 et dans l’Italie de la décennie 1950 : « L’on pensait naïvement que l’intelligence d’un produit pouvait avoir une influence positive sur les besoins, et donc sur le marché. Cette ligne utopiste était en harmonie avec le climat de reconstruction, matérielle et idéologique, de l’après-guerre, qui touchait tous les Européens. Dès les années 1960 pourtant, commençaient à apparaître les signes d’une société corrompue par la faiblesse de la pensée et rendue obtuse par “l’exploitation globale” du règne de la marchandise. »
Enzo Mari prenait acte de la situation absurde du métier de designer, à qui l’on demandait d’inventer des objets nouveaux tout en le rétribuant 1 % sur le prix de vente : dans ces conditions, il était pour lui impossible d’innover. « On fait appel à moi pour mes compétences, mais je ne peux travailler que si je renonce à mes compétences. »
Oui, que faire ? Comment travailler pour le marché en restant intègre ? Comment réinjecter un peu d’utopie dans la société industrielle ? Si aujourd’hui de nombreux designers se posent ces questions, c’est sans doute grâce à un tendre râleur nommé Enzo Mari.
- Auteur de l’article : Xavier de Jarcy
- Source de l’article : https://www.telerama.fr/
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Vignette de l’article : Enzo Mari travaillant sur son projet d’Autoprogettazione. ARTEK / JOUKO LEHTOLA
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