La pandémie due au coronavirus bouleverse le monde, y compris celui du design. Comment repenser le monde d’après ? Quel rôle cette discipline pourra-t-elle jouer ? Les réponses du designer belge, Ramy Fischler.
Ramy Fischler, 41 ans, est le fondateur de RF Studio, créé en 2011 à Paris. Cette agence de design est experte dans les innovations et les usages qui transforment nos modes de vie.
Véronique LORELLE pour Le Monde
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L’exposition que vous deviez inaugurer ces jours-ci dans le cadre de Lille Métropole 2020, capitale mondiale du design, s’appelle « Sens-Fiction », pour des futurs désirables. Un titre prémonitoire ?
Il est vrai qu’une des cinq affiches que l’auteur-illustrateur Ugo Bienvenu a dessinées pour nous montre une fille, un coquillage collé à l’oreille, assise dans son appartement dont le décor se mêle à un paysage virtuel, onirique, pour signifier qu’elle vit un voyage statique, sans empreinte carbone désastreuse. On pourrait croire que le dessin date de l’époque du confinement, mais ce n’est pas le cas ! D’ailleurs, je suis content que notre exposition au Tripostal de Lille ait été reportée en septembre comme tout l’événement, car elle traite de questions qui auraient été difficiles à entendre, sans doute, avant la crise due au Covid-19.
Une grande partie de l’exposition dont je suis le cocommissaire, avec Scott Longfellow, est consacrée, sur un espace total de 1 500 m², aux imaginaires futuristes du XXe siècle. A l’époque, on rêvait d’aller sur la lune, de voitures volantes ou de cuisines équipées. Autant de schémas qui ont déterminé le design du quotidien, et construit notre monde jusque dans la vie que nous menons aujourd’hui. En explorant les cent dernières années à travers la littérature, la bande dessinée ou le cinéma, nous avons découvert qu’une communauté de créateurs a été portée par l’essor industriel de son temps et a, en retour, façonné notre imaginaire.
Hugo Gernsback [1884-1967] en est un personnage-clé : cet ingénieur luxembourgeois émigré aux Etats-Unis, inventeur du mot science-fiction et ayant une foi absolue dans le progrès technologique, a déposé de nombreux brevets qui anticipent notamment nos usages connectés. Dans une salle que nous lui avons consacrée sont déployées ses visions radieuses du futur, portées par le progrès de la machine. Il participe à développer, dans les années 1930 à 1950, l’âge d’or de la science-fiction, cet abondant réservoir de promesses et de prouesses.
Pourquoi avez-vous choisi ce thème inédit en design ?
Aujourd’hui, les enjeux et le monde ont changé, mais ces projections sur l’avenir, désuètes, continuent de nous abreuver. Dans l’impossibilité de s’émanciper de cet imaginaire, nous sommes dans l’incapacité d’en créer de nouveaux. La plupart de nos contemporains, philosophes, artistes ou créateurs dont le métier est de nous projeter dans un nouvel idéal, nous adressent des scénarios dystopiques.
Si vous pouvez me citer un film qui vous donne envie de vivre dans deux cents ans sur cette planète, je vous félicite ! Très peu d’entre eux projettent l’homme de demain autrement qu’augmenté, mi-homme mi-robot, imparfait et qui doit être amélioré. Cela rappelle les époques sombres du XXe siècle.
Aujourd’hui, les plus puissants, comme les dirigeants de Google et d’Amazon, sont des transhumanistes accomplis. L’historien Yuval Noah Harari, auteur de l’essai phénomène Sapiens, met en garde contre ce qui sera une nouvelle race sur Terre, créant des inégalités entre ceux qui resteront humains et ceux ayant les moyens de transformer leur cerveau, leur corps ou leur descendance.
Que proposez-vous comme alternative, en tant que designer ?
Le design doit accompagner une pensée de l’homme qui donne envie de vieillir, un monde où nos enfants ne soient ni à la merci de l’intelligence artificielle ni obligés de devenir de semi-robots. Notre capacité à vivre plus longtemps est inédite dans l’histoire humaine. Il faut accepter et désirer une société qui protège les plus vieux. Dans trente ans, si tout va bien, une grande partie de la population aura passé la quasi-moitié de sa vie dans cette phase dite de vieillesse, en tant que seniors.
C’est une catégorie générationnelle dénigrée, mais le Covid-19 montre qu’on est capable d’arrêter le monde entier pour la sauver. On la met dans les Ehpad, le niveau zéro d’un lieu pour passer les dernières années de sa vie. Et on a peu produit d’innovations pour eux, car ces objets non médicalisés ne sont pas désirables. Ils nous projettent dans le pire scénario de notre propre vie.
Or, le rapport au corps « extérieur », gros, vieux, difforme, mais aussi le rapport au corps « intérieur », par l’intermédiaire de l’automédication ou des équipements de proximité pour veiller à sa santé, doivent être repensés. Il faut une société qui accepte la différence, voire la célèbre.
Et quid de la survie de la planète ?
Les cent dernières années, le design a contribué à diffuser l’idée que l’homme était au-dessus de la nature, voire sa meilleure création, d’où sa légitimité à dominer tout. C’est l’origine d’une grande dérive dont on mesure actuellement les conséquences. Il faut arrêter de parler de la nature comme si l’homme n’était pas partie prenante du milieu dans lequel il interagit. Il faut améliorer le rapport de l’humain à l’environnement, ce qui signifie repenser la façon dont on habite, on mange et même notre rapport juridique aux autres espèces vivantes. Et arrêter de croire que la conquête de nouvelles planètes va résoudre le problème : c’est une idée dépassée qui perpétue le sentiment que vivre mieux, c’est ailleurs. Le meilleur est sur cette Terre, dans l’harmonie avec le vivant, l’empathie.
Les solidarités qui se créent, les gens qui applaudissent chaque soir depuis un mois, c’est déjà un signe de cette empathie…
Les gens découvrent en effet les métiers « empathiques », serviciels et prennent conscience de leur valeur immense. Ils applaudissent les soignants, découvrent leurs voisins et l’intérêt à partager des services de proximité. Si personne ne nettoie l’hôpital, ne ramasse les poubelles ou ne tient la caisse, on ne peut plus survivre. L’imaginaire du XXe siècle a produit un fantasme de l’individualisme : chacun sa voiture, sa maison, ses objets… Toutefois, l’idée que la notion de partage est plus valorisante que la séparation des biens émerge déjà de la société civile avec l’open source, le travail en réseau, les habitations collectives, ou coliving. Il va falloir créer de nouveaux espaces de travail, des centres commerciaux et des villes qui permettent de vivre ensemble en profitant au mieux de connaissances, de services et de biens mis en commun.
Pour vous, le pire scénario, c’est qu’après le Covid-19 le monde ressemble à celui d’hier ?
Je n’y crois pas un instant, d’autant qu’une crise économique accompagne ce drame sanitaire. D’ailleurs, un grand nombre de personnes s’interrogent ou s’inquiètent à l’idée de retourner demain, dans les mêmes conditions, au travail. Depuis combien de temps n’avons-nous pas passé autant de temps en famille, auprès de nos enfants ? Quelle utilité, chaque jour, d’entrer dans des transports bondés quand les trois quarts des réunions pourraient se faire de chez soi ?
La crise actuelle éveille les consciences. Les agriculteurs ouvrent leurs portes et, à l’approche de récoltes, sans beaucoup de main-d’œuvre disponible, voilà que le gouvernement a fait des lois pour que tout un chacun puisse aider aux champs. C’est une révolution. Le futur du travail passe par une redéfinition. Demain, il ne s’agira peut-être pas d’aller tous à l’usine ou au bureau, mais d’inventer pour le bien commun. Et pourquoi pas un salaire universel, qui serait consacré à faire des choses qui ne sont pas forcément de la production économique ?
Mais le design n’est-il pas responsable de l’abondance d’objets ?
Le XXe siècle a promu l’essor individuel et créé une culture de l’individualisme, ce qui, à l’époque, était nécessaire pour se battre contre les mouvements totalitaires. Aujourd’hui, il faut moins consommer, éviter le gaspillage, limiter l’usage des matières premières polluantes. Il ne s’agit pas d’arrêter de vivre, régresser, se punir, mais, au contraire, de faire changer nos habitudes en proposant des solutions résolument désirables, une situation unique dans la vie d’une société. Reste à savoir, pour reprendre le titre du livre du philosophe Bruno Latour, « où atterrir » ? Je rejoins son analyse sur le fait que, même si on avait eu une baguette magique, on n’aurait pas pu arrêter le monde comme cette pandémie vient de le faire, ce qui nous donne tout loisir de nous poser les bonnes questions.
On se rend compte que nous ne sommes pas protégés contre un petit truc invisible, comme ce virus, mais aussi contre les accidents climatiques, les grands mouvements migratoires, les guerres… Il faut accepter des évolutions radicales pour s’y préparer. Un vrai élan générationnel existe sur lequel s’appuyer pour recommencer autrement.
Plutôt que de modifier la société par la violence – ce qui est le cas aujourd’hui dans le confinement qui prive les gens de leur liberté de mouvement –, mieux vaut prendre la voie de l’imaginaire désirable. Il faut dessiner un futur enviable pour tous. J’ai l’audace de penser que, aux côtés des chercheurs, des scientifiques, des ingénieurs, des sociologues ou des entrepreneurs, les designers sont déterminants pour penser et rendre intelligibles, utiles et agréables, ces alternatives qu’il ne faut plus, à présent, tarder de proposer. Tout cela est très sérieux et pas utopiste.
- Auteur de l’interview : Véronique LORELLE
- Source de l’article : https://www.lemonde.fr/
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Vignette de l’article : Ramy Fischler (à gauche), lors de l’installation éphémère « Design, and… Action ! » sur le salon Maison & Objet, en janvier 2020. Anne Emmanuelle Thion,@aéthion
Cet article a été sélectionné par designer.s dans le cadre de sa veille éditoriale et intégré à sa revue de presse européenne francophone !
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