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*** Comment le design post-dystopique raconte le présent

Dans les interstices des réseaux sociaux se dessinent des espaces aux esthétiques utopiques qui combattent, d’un optimisme subversif, les crises dystopiques du présent.

Une nuée de guirlandes d’hortensias rose poudré forment un fauteuil digne d’un film Disney lénitif. Likée des centaines de fois, la création du designer digital Andrès Reisinger attire les magazines de décoration tel que AD, et a même fini par faire l’objet de commandes. Pourtant, comble de l’ironie, ce fauteuil n’existe pas. « L’ensemble de mon travail commence par le digital : cela me laisse plus de liberté pour imaginer des mondes sans contraintes physiques. J’ai composé cette abstraction d’hortensia pour explorer l’infini du virtuel, mais quand l’image est devenue virale sur Instagram, et que j’ai eu des commandes il m’a fallu me poser la question de sa construction. Un an de recherches a été nécessaire pour passer à la production » raconte Andrès Reisinger.

 

  … Ceci est un article de Manon RENAULT publié le 7 décembre 2020 pour Les Inrockuptibles

 

Le jeune Argentin n’est pas le seul designer pluridisciplinaire à jouer sur le fil du réel. Alexis Christodoulou imagine des espaces géométriques aux couleurs pastels pour différentes marques de mobilier, tandis que le groupe Six N. Five Studio propose des sièges aux couleurs holographiques habillant des espaces métalliques numériques également créés de toutes pièces. Ces paysages, illuminant une société du simulacre, font office de résistance symbolique, alors que les fonctions des espaces domestiques sont bouleversées sous le joug des confinements à répétition.

« En construisant des mondes sereins – des utopies -, ces designers montrent que les technologies ont été domestiquées et qu’elles font aujourd’hui partie du quotidien. C’est une mouvance contraire à l’obsession consistant à représenter la technologie propre aux récits dystopiques qui font écho aux moments de grands changements dans la société où abondent les paniques morales » explique Sandra Hamiche, professeure en sociologie des médias à la Sorbonne Nouvelle.

Partie prenante du processus créatif, les technologies sont exploitées tant pour créer, que pour partager des rêves et des émotions aux esthétiques utopiques alors que le contact social est impossible. Si les fictions dystopiques du monde pré-covid sont devenues notre réalité, l’utopie transcrite sur les réseaux virtuels revitalise des questionnements sociaux à l’instar de l’artiste Andy Picci à travers la série « Is it over yet? ».

 

Place à l’émotion

« La tendance esthétique contemporaine a besoin d’un design qui transcende les frontières entre imaginaire et concret, soit des objets avec une qualité apaisante » analyse Andrès Resinger. Un concept déjà exploité dans le monde tangible pré-internet. En 1954, l’architecte mexicain Luis Ramiro Barragán Morfín proposait une « architecture émotionnelle » opposée à l’idée du lieu comme « machine à vivre » notamment présente chez l’architecte fonctionnaliste José Villagrán García. Les murs lavande et lila de la Casa Gilardi font aujourd’hui un retour sur les fils Intagram. Est-ce là le simple ferment du confinement ?

« Le retour d’un design axé sur les émotions, pourrait bien être dû au fait que le monde n’a pas besoin d’objets supplémentaires qui expriment la nouveauté. En revanche, nous avons besoin d’être émotionnellement touchés par les choses qui nous entourent » répond Zeynep Rekkali Iskov Jensen, directrice de la Galerie Etage.

 

Le sacre du toucher

Les utopies virtuelles trouvent une fonction nouvelle : faire revivre l’artisanat et trouver des réponses aux problèmes de l’éco-responsabilité touchant l’industrie de la décoration et de l’ameublement. A ce titre, le duo de créateurs Soft Baroque propose d’appliquer des filtres trompe-l’œil sur des meubles préalablement peints en bleu, ainsi prêts à accueillir différentes projections surréalistes. « Sur Instagram en quelques filtres vous changez les signifiants de surface. La peau numérique permet à la surface du meuble d’absorber différentes identités. Appliqué à l’espace physique, cela devient un moyen de diminuer nos rythmes de consommations effrénés et de rassasier nos envies de changements » racontent-ils.

Pour Andrès Resigner, il s’agit également de palier la perte sensitive. « L’important, c’est la texture des meubles. Le design visuel doit déclencher l’envie de renouer avec nos sens, et donc de consommer un mobilier allant dans ce sens. »

La particularité de ces utopies ? Elles occupent aussi bien l’espace virtuel que l’espace réel. Sur Instagram, ce sont des images répliquées à l’infini, et donc démocratisées, tandis que dans l’espace tangible, elles demeurent le rêve d’une poignée de privilégié·es.

« L’esthétique pop de ces meubles suscite l’envie en reprenant des codes communs du rêve. Mais l’utilisation de l’esthétique pop est par nature ambiguë. La lecture est double. Dans l’art, le pop art suscitait l’émotion du plus grand nombre tout en devenant un outil théorique pour critiquer la société de consommation » explique Sandra Hamiche.

Loin d’être le substitut d’un somnifère rose dragée, l’art post-dystopique s’est emparé du temps à l’arrêt pour questionner l’émotion, le sensible et les liens des hommes aux objets. La dystopie devenant utopie, c’est l’espoir d’une technologie au service de la création dans un moment où il faut trouver des solutions d’avenir pour tous.

 

 

Vignette de l’article : Le hahstag Casa Gilardi sur Instagram

 

Pertinence et intérêt de l’article selon [[[[ designer.s ]]]] :

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*** Intéressant : on aurait toutefois aimé en apprendre plus
** Faible, approximatif
* Mauvais, très critiquable
(i) . Informatif