Le designer baroudeur qui a longtemps vécu en Asie revient s’installer en Suisse. Il y mène un projet pionnier, une éolienne de proximité en forme d’arbre. Rencontre autour d’une idée folle.
Claudio Colucci est le designer le plus abordable qui soit. Attablé dans un petit salon de la banque privée Piguet Galland à Genève, première institution dans le monde à adopter son Arbre à vent, il a gardé sa veste mais s’est délesté de toute posture de star pour évoquer sa dernière création low design. «Eolienne», un mot qui évoque une rupture dans le paysage, pales métalliques dans le bleu du ciel, intrusion agressive dans la beauté du monde. De cette espèce d’ovni, Claudio Colucci en a fait un objet familier. A l’origine de cette fabrique d’énergie durable biomimétique, l’imagination d’un penseur lunaire déambulant au jardin du Luxembourg, à Paris. Jérôme Michaud-Larivière remarque les feuilles des arbres trembler malgré le manque de vent. «Il a eu cette idée lumineuse, explique le designer, de créer des feuilles en forme d’hélices pour capter ces minuscules énergies, ces petits coups de vent qui sont sans effet sur une pale d’éolienne.» L’inventeur approche des ingénieurs qui lui confirment le potentiel de son projet avant de convaincre Claudio Colucci: «Il fallait un designer pour lui donner une enveloppe et surtout savoir quel dessin donner à la feuille, chacune d’elles en recouvrant une autre et menaçant de lui en retirer sa puissance.» L’inventeur, sans moyen financier, séduit le designer par son discours teinté de mégalomanie: «J’aimerais arriver à un produit industriel aussi fort que le Minitel, le TGV ou le Concorde, qui ont marqué l’histoire du design en France», lui a-t-il avoué.
Claudio Colucci est conquis par le culot de ce candide. «J’ai tout de suite signé. Je voulais m’engager dans ce type d’énergie. C’était une année après Fukushima. Habitant sur place, j’avais monté une exposition manifeste autour des énergies nucléaires qui avait été refusée, les conglomérats japonais étant favorables au nucléaire.» Il la monte enfin à Genève il y a deux ans sous le titre «On ne laisse pas les enfants jouer avec des allumettes», présentant, à cette occasion, la maquette de l’éolienne biomimétique qui conquiert à son tour la banque privée Piguet Galland. Après l’installation de plusieurs prototypes en France, le premier modèle commercialisé de l’Arbre à vent s’enracinera donc à Genève en automne 2015. Tout comme son créateur qui retrouve sa terre d’origine pour y élever ses enfants après plusieurs années passées en Chine et au Japon. Interview.
Le Temps: Pourquoi êtes-vous resté si longtemps en Extrême-Orient? En quoi la culture asiatique a-t-elle enrichi votre travail?
Claudio Colucci: Ma sensibilité vient du monde graphique, j’aime la ligne pure et c’est pour cela aussi que j’ai élu le Japon comme un de mes lieux de vie, car on y trouve ce minimalisme, cette perfection. Et j’aime aussi la Méditerranée, l’humour et la couleur. Les deux sont présents dans mon travail. Je suis souvent dans cette ambivalence entre deux courants. Et les voyages sont une source d’inspiration. J’aime revenir pour prendre de la distance, pour mieux regarder les choses. S’écarter de l’objet pour le voir autrement. J’ai aussi ce côté enfantin qui me fait m’émerveiller du quotidien. J’accorde beaucoup d’importance à la notion de «morphing»: par ma façon de vivre en Asie et en Europe de manière intermittente, j’ai imaginé créer une identité en mélangeant les deux cultures, deux opposés pour faire quelque chose de nouveau, une fusion de styles dont l’équation est 1 + 1 = 3
Pourquoi avoir choisi le design parmi toutes les filières artistiques?
Je suis issu d’une famille d’entrepreneurs. Mon père vient d’Italie du Sud, il avait fait des études d’architecture mais n’avait pas eu les moyens de continuer et a dû gagner sa vie avec des petits métiers. Ma mère dessinait. Très tôt, mes parents m’ont fait faire du dessin. Le graphisme m’a plu et mes profs m’ont poussé vers la modélisation et le design produit. C’était en 1989, il n’y avait pas d’école 3D en Suisse alors j’ai intégré celle de Paris, l’ENSI.
Vous vous définissez comme un artiste ou un designer qui s’attache à la fonction?
Je ne suis pas un artiste. Mais dans mon métier, j’ai deux façons de travailler: une, très libre, orientée vers un design en édition limitée, artistique et non fonctionnel. A Paris, j’avais cofondé le groupe Radi Designers qui était déjà à cheval entre le design et l’art, et j’expose au sein de la galerie Mitterrand + Cramer à la Foire de Bâle par exemple. D’un autre côté, je m’oriente vers le design industriel, comme la création de l’Arbre à vent. J’aime aussi les mandats d’architecture d’intérieur pour une boutique, un hôtel ou une maison. J’aime voguer entre tous ces domaines. Et c’est presque une obligation si l’on veut travailler à Genève, car le marché est donné soit aux architectes soit aux décorateurs. Alors que le design, c’est répondre à une demande, à une fonctionnalité, à un cahier des charges, on fait du branding. Genève est un tout petit marché et c’est pour ça que j’ai dû voyager. Mais je vois maintenant après vingt ans de promenade autour du monde que ça a peu changé…
Aujourd’hui, le design est de plus en plus considéré comme de l’art à part entière? Alors qu’à ses débuts c’était une discipline liée à l’industrie.
Dans les années 60, il y avait «les carrossiers» qui étaient chargés de donner une forme à un produit. C’est le début du design industriel avec Raymond Loewy. Aujourd’hui, on intervient sur des scénarios, pas seulement sur des formes. Avec le branding, on peut répondre à des besoins très précis, créer un concept de service et non plus un produit. Le designer évolue vers ça aussi, ce n’est plus seulement un plasticien qui a un certain geste.
Quant aux architectes, ils font aussi incursion dans le branding, dessinant des stands pour des salons horlogers, tel Tadao Ando pour Hermès à Bâle par exemple. Le métier de designer évolue vite?
Oui, car c’est une branche qui existe depuis un demi-siècle. Au XIXe siècle, il s’agissait d’ingénieurs qui avaient des idées et un geste. L’origine c’est la chaise Thonet (1859), le premier objet industriel qui devait être dupliqué. On a donc imaginé des moules, des pièces qu’on assemble. Ensuite ont été inventées toutes sortes de produits, des locomotives aux machines à laver. Des objets industriels dont on ne pensait pas à cacher la mécanique. Puis on est passé à des études ergonomiques, de style, et les premiers designers sont arrivés, dont Raymond Loewy avec ses dessins de locomotive, de paquets de cigarettes, il a tout fait. C’était le Philippe Starck de l’époque! A partir de là, les écoles se sont formées, l’esthétique industrielle est née.
L’informatique est-elle un levier intéressant à la créativité aujourd’hui?
Moi, je suis à cheval entre deux générations, celle de l’informatique et celle du dessin à la main, j’ai connu les dessins au stylo-plume sur du papier-calque. Avec l’ordinateur, on arrive à une esthétique qu’on n’aurait pas imaginée avant. Prenons en architecture l’exemple de Zaha Hadid, qui dessinait des œuvres d’art complètement déstructurées que l’on n’avait pas les moyens qualitatifs de construire. En moins de dix ans, l’outil informatique lui a permis de créer ses bâtiments. Je suis allé visiter en Corée son Musée du design tout en tuiles dont il n’y en a pas deux qui ont la même dimension… Impossible à réaliser sans ordinateur.
Mais c’est vrai, je suis frustré lorsque je vois apparaître l’objet conçu grâce à l’informatique. Avant, le dessin était une interprétation d’une vision. Aujourd’hui, la 3D c’est la photo de ce qui va être fait. Quand l’objet est créé, on a l’impression de le connaître…
Le design c’est l’art d’enjoliver la vie, mais c’est très sérieux en fait si l’on revient à cet arbre qui génère de l’énergie? Comment l’avez-vous imaginé?
L’arbre est blanc parce que je voulais qu’il illustre cette idée d’énergie propre. Le vert et le blanc sont des codes de couleurs pour ce type d’énergie. J’ai fait plusieurs versions, mais c’est celle-ci qui a le plus d’impact. Il peut s’éclairer et ses feuilles sont de trois couleurs. D’autres déclinaisons seront possibles: en buisson, sur des toitures, sur des rambardes de balcons, des façades, sur des voies d’autoroute. Il faudra adapter le dessinde la feuille.
L’aspect de l’Arbre à vent va-t-il évoluer?
On pourrait lui mettre des feuilles transparentes, le customiser. Je commence à organiser des workshops à l’ECAL, à la HEAD et à l’EPFL pour le rendre toujours plus performant. La feuille pourrait par exemple avoir des qualités de photosynthèse grâce à des matériaux qui s’appliquent sur le plastique, les racines pourraient devenir de la géothermie pour chauffer toute la maison, le tronc qui est en métal pourrait être en carbone pour filtrer l’air et purifier l’air tout autour. L’arbre pourrait devenir aussi performant qu’un vrai arbre… voire plus!
Vous touchez un domaine pointu, la recherche scientifique, lorsque vous vous attaquez à une telle réalisation.
Oui, il y a un énorme travail d’ingénierie. Dans la forme des feuilles par exemple: une coque encapsule la matrix, génératrice qui crée l’électricité. Chaque feuille possède sa propre génératrice à l’intérieur, donc si l’une tombe en panne, chaque feuille se répare ou se remplace. Nous avons dû penser au gel: les composants résistent jusqu’à moins 50 degrés. Nous n’en trouvions pas sur le marché et avons dû consulter des militaires. Pour éviter le vandalisme, les premières branches sont posées à plus de 3 mètres du sol. Tout cela en conservant son capital de poésie…
Author : Géraldine SCHONENBERG pour Le Temps