La 1ere conférence en France sur l’éthique du design numérique Ethics by design s’est tenue à l’ENS de Lyon le 12 mai 2017. L’occasion pour les professionnels et les chercheurs de se pencher sur leur responsabilité éthique et proposer des pistes pour une conception web plus vertueuse.
Un vendredi soir, vous vous retrouvez avec des amis à un lieu de rendez-vous. La discussion s’engage et bientôt, l’envie de poursuivre dans un autre endroit se fait ressentir. Vous et vos amis avez des chances de rechercher un bar via l’application Yelp. Ce faisant, vous choisirez un bar en fonction des appréciations des clients précédents ainsi que des photos de l’établissement et de ses cocktails, au lieu de vous laisser porter par l’inconnu et découvrir un groupe de musique qui joue dans un parc ou encore le petit stand qui propose des crêpes et du café de l’autre côté de la rue. Avec cet exemple, Tristan Harris, ancien design ethicist chez Google, démontrait en 2016 l’impact que pouvait avoir le design numérique sur nos choix. Selon sa formule : « Yelp a substitué la question originale du groupe (« où pouvons-nous continuer à parler ? ») par une autre (« dans quel bar, avec de belles photos de cocktails, allons-nous aller ? ») ».
Le design numérique pose bien des questions aujourd’hui. Il s’agit du travail de conception des services numériques (sites, applications), qui détermine comment vont fonctionner ces services, à quel public ils vont s’adresser, quelles seront les actions possibles pour l’utilisateur, tout ceci dans le but de l’amener vers le comportement souhaité. Le design numérique est donc pensé pour influer sur notre comportement. Les grandes entreprises, dont les GAFAM (Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft) y voient un intérêt, en nous incitant à recourir à leurs services (consulter Facebook très régulièrement et si possible produire du contenus ou y réagir) voire à consommer (provoquer l’achat sur Amazon). Reste à savoir si les méthodes employées pour ce faire sont éthiques, en ce qui concerne la captation de nos données personnelles par exemple. Cela nous interroge aussi sur notre rapport aux technologies : peut-on se considérer responsable de notre addiction, ou en sommes-nous uniquement les victimes ? Et enfin, comment réussir à définir un cadre éthique pour les designers ?
Les designers cannibalisent notre attention
Pour mieux se rendre compte à quel point notre attention est captée par la technologie, un coup d’œil aux chiffres suffit : en France, nous consultons, en moyenne, entre 26 et 47 fois par jour nos smartphones. Ce chiffre grimpe même à 82 fois par jour chez les 18-24 ans. Tristan Harris avance lui le chiffre de 150 fois par jour. Cette observation illustre l’importance des enjeux évoqués à Ethics by design. En ouverture de la journée, Hubert Guillaud, rédacteur en chef du site InternetActu, a dressé un tableau des enjeux que pose notre rapport à la technologie. En premier lieu, les accusations concernant les technologies de l’information et de la communication (TIC) qui nuiraient à notre vie sociale et notre ouverture au monde ont été réfutées, car plusieurs études menées à ce sujet aux États-Unis et en Europe ont démontré le contraire.
Cependant, face au constat de notre addiction aux TIC, la responsabilité des designers des interfaces numériques existe bel et bien. Ces interfaces sont pensées pour se rendre indispensables dans notre quotidien et influencer nos choix, en s’appuyant sur les possibilités technologiques. Pour étayer la réalité de cette pression que font peser sur nous les interfaces numériques, James Williams, passé par Google avant de cofonder le label Time Well Spent avec Tristan Harris, rappelle que sur les terminaux Android, l’OS le plus répandu sur les smartphones dans le monde, 11 millions de notifications sont envoyées par jour. Selon celui qui est désormais chercheur spécialisé dans l’éthique du design, la surabondance de l’information a entraîné une baisse globale de l’attention, faisant de cette dernière une denrée rare que les entreprises, les GAFAM en premier lieu, cherchent à capter. Quant au déconnexionnisme prôné comme une solution à l’addiction, Hubert Guillaud explique qu’il s’agit là d’un moyen de rejeter la responsabilité sur les utilisateurs uniquement. Or, selon lui, notre addiction est plus un symptôme qu’une cause, car les GAFAM ont pour objectif d’optimiser nos usages, de nous faire consulter nos fils d’actualités, nous faire réagir, commenter, partager. De ce fait, ce ne serait pas tant leur rôle de se poser des questions éthiques, mais plutôt celui du législateur ou des designers eux-mêmes.
Comment inciter le design numérique à devenir éthique ?
Sur le plan philosophique, Norbert Wiener, père fondateur de la cybernétique, considérait que l’efficacité de la technique manque de « bon sens » du point de vue humain. Elle n’est pas neutre et résulte de choix faits par les designers. Lors de sa conférence, Flora Fischer, doctorante en philosophie à l’Université de technologie de Compiègne et chargée de programme de recherche au Cigref (Club informatique des grandes entreprises françaises), oppose deux écoles de pensées au sujet de l’éthique du design. D’un côté, l’idée que ce sont les designers qui doivent adopter un code éthique afin de développer des techniques vertueuses. De l’autre, la vision d’un contexte d’usage qui peut influer sur les effets. Par exemple, la voiture hybride est une technique vertueuse mais elle pousse les automobilistes à prendre plus leur véhicule, ce qui annule les effets positifs attendus.
La solution d’une réglementation a été abordée en fin de journée. Sur ces questions, la Commission nationale de l’informatique et des libertés (Cnil) engage les acteurs économiques à traiter les données des utilisateurs de manière éthique. La Commission a, en outre, mis sur pieds le Laboratoire d’innovation numérique de la Cnil (Linc), un dispositif de réflexion et d’information sur les tendances émergentes en matière d’usage du numérique et des données. Dans le cadre du Linc, des projets d’expérimentations sont menés, comme Cookiviz, un outil de visualisation accessible librement mesurant l’impact des cookies.
Depuis les années 1990, plusieurs chartes ont vu le jour, pour essayer de poser les bases d’une autorégulation des acteurs d’Internet, mais aucune n’a réussi à s’imposer et à asseoir sa crédibilité à tous les acteurs. Concernant la protection des données personnelles, la notion de privacy by design est privilégiée par la Cnil : il s’agit d’intégrer les principes de protection des données directement dans le code informatique lors de la conception des outils numériques. Ce principe figure dans le projet de règlement européen sur la protection des données personnelles, qui entrera en vigueur le 24 mai 2018. Peut-être la première étape pour parvenir à construire une pratique plus éthique du design.
Auteur : ALEXANDRE FOATELLI pour http://www.inaglobal.fr/
Vignette de l’article : Crédits photo : Courtneyk/iStock
Pertinence et intérêt de l’article selon designer.s !
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