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***** Du design centré utilisateur au design centré humain

Comment le design peut aider les entreprises à engager leur transition vers un modèle vertueux pour l’humain ?

Ce début de 21ème siècle est une période de bouleversements à grande échelle pour les humains comme jamais auparavant dans l’Histoire. Les crises écologiques, économiques, sociales, politiques et migratoires ont pris une telle ampleur qu’elle traduisent des problèmes systémiques et planétaires. Tout semble s’emballer et les problèmes auxquels nous sommes confrontés sont tout simplement vitaux. Si on ne les résout pas rapidement, l’avenir même de notre civilisation est menacé (voir l’appel des 15.000 scientifiques de 184 pays fin 2017).

  … Ceci est un article de Stephen Demange, Directeur Conseil, WAX Interactive, groupe SQLI pour https://siecledigital.fr/

Autrement dit, il faut mobiliser le génie humain pour trouver des solutions et réinventer notre monde : nos pratiques agricoles, nos besoins en énergie, notre manière de consommer et de créer des richesses, de financer et réguler l’économie, d’organiser la politique, d’éduquer les enfants, etc.

En un mot : innover. Mais il faut innover à une échelle planétaire et à toute vitesse en prenant en compte tous les facteurs. Les défis à relever sont immenses et très complexes.

Le Design Thinking et le numérique pour tout réinventer

Dans ce contexte où il faut tout réinventer, les technologies numériques peuvent jouer un rôle prépondérant pour peu qu’elles soient utilisées de manière pragmatique, créative et centrée sur les personnes grâce au Design Thinking.

Le numérique amène des changements qui impactent fortement toute la société. Le mot « révolution » n’est pas trop fort pour qualifier le numérique. La bonne nouvelle est que la formidable puissance du numérique peut être mobilisée pour solutionner nos grands défis. Le web, l’internet mobile, les objets connectés, le big data, l’intelligence artificielle, les interfaces conversationnelles, la réalité augmentée, la robotique, etc. Bien-sûr, ce ne sont pas les technologies numériques en tant que telles qui forment les solutions car aucune technologie n’est à priori bonne ou mauvaise en soi et aucune technologie ne se suffit à elle-même. Tout dépend de comment on les utilise et de quels intérêts on souhaite servir. Cela peut être pour le meilleur ou pour le pire.

Comment le Design Thinking peut-il nous aider à concevoir des produits et services qui à la fois embarquent le numérique et servent les intérêts du plus grand nombre ?

Par principe, les innovations centrées utilisateur ne servent que les intérêts particuliers de l’utilisateur cible et de l’entreprise qui propose le produit ou le service.

C’est insuffisant car ce design centré utilisateur n’aborde pas assez globalement les problèmes qu’il doit résoudre. Au pire il ne résout qu’un symptôme du problème, au mieux il ne traite que le problème utilisateur spécifique dans son ensemble, mais quasiment jamais l’ensemble des externalités, c’est à dire les impacts positifs ou négatifs que le produit ou le service engendre dans sa fabrication, son utilisation et sa fin de vie.

En d’autres termes, on a omis dans l’équation une grande partie des objectifs que ces nouveaux services doivent atteindre pour servir les besoins de base de l’ensemble des utilisateurs et des personnes impactées. A minima cela veut dire proposer des services sans impact négatif pour leur santé, leur liberté, leur sécurité et leur bien-être. Pour aller plus loin, c’est faire en sorte que ces services renforcent ou améliorent ces aspects.

Lorsqu’on prend en compte ces objectifs, on est obligé d’inclure de nombreuses exigences. Globalement, c’est réduire la consommation d’énergie, réduire les gaz à effet de serre, exclure les matières polluantes et non recyclables dans leur fabrication et leur usage. C’est aussi produire sans détruire les sols, les forêts, les espaces sauvages, la faune et la flore sur terre et en mer. Mais aussi ne pas remette en question l’accès à l’eau, au logement, à l’éducation, à la santé pour tous, y-compris les plus vulnérables, veiller à l’égalité des genres, à la liberté d’expression et de religion, au contrôle de ses données, à la maîtrise de son attention et de son temps, de son jugement…

Nous devons donc passer au design « centré humain », c’est à dire concevoir les produits et services dans l’intérêt des personnes en tant que sujets humains à qui on doit assurer la préservation des conditions de base de leur bien-être. Force est de constater qu’en 2018 l’offre de produits et services « centrés humain » est quasiment inexistante.

Le premier smartphone centré humain

Prenons l’exemple du smartphone, un objet au cœur de la révolution numérique et des nouveaux usages, un outil devenu indispensable à notre quotidien, un accès à toute la connaissance du monde au creux de notre main, à une infinité de services et de produits, à tout notre réseau, toutes nos données, nos photos, nos souvenirs, nos émotions… toute notre vie se trouve dans ce petit boîtier intelligent et connecté. Pourtant le smartphone pose 3 problèmes majeurs :

  • L’obsolescence programmée, c’est à dire la limitation volontaire de la durée de vie des appareils afin de les remplacer plus souvent et en vendre davantage ;
  • L’empreinte écologique et sociale du processus de fabrication, qui nécessite des matières premières rares et polluantes, favorise la déforestation et les pénuries d’eau tout en entretenant la corruption des pays d’extraction et les conditions de travail extrêmes ;
  • La guerre de l’attention, c’est à dire l’utilisation addictive des applications rendue possible par une conception délibérément destinée à capter toute l’attention de l’utilisateur à des fins marchandes. C’est ce qui conduit 70% des Français à vérifier leur téléphone toutes les 5 minutes ou encore 41% d’entre eux à le consulter au beau milieu de la nuit.

Alors comment passer d’un design centré utilisateur à un design centré humain pour nos smartphones ?

Une start-up néerlandaise apporte une réponse convaincante depuis 2015, à défaut d’être reprise par la plupart des constructeurs : le Fairphone. C’est le seul smartphone conçu et fabriqué de manière éthique, écologique et équitable.

Le Fairphone est un modèle conçu pour durer le plus longtemps possible, c’est à dire rester fiable, fonctionnel, utile, agréable à utiliser et capable de faire tourner des applications actuelles et futures. Cette philosophie repose donc sur des composants robustes et durables, un démontage facile pour le réparer sans se ruiner, une continuité du système d’exploitation et de l’écosystème des applications, et la possibilité de l’améliorer et de remplacer des composants par des versions plus puissantes en conservant le reste.

Pour ce qui est du processus de fabrication, la start-up a organisé sa chaîne d’approvisionnement pour éviter toute ressource dont les conditions de production ne sont pas vertueuses d’un point de vue social, environnemental et politique.

Enfin, concernant le problème de l’attention, le sujet est plus difficile car il concerne non seulement le fabricant ou l’éditeur de l’OS mais aussi les éditeurs de toutes les applications indépendantes que l’utilisateur a installées. Le Fairphone tourne sur Android faute d’OS éthique assez évolué et assez puissant en termes d’écosystème partenaire. Heureusement, Android évolue : Google a dévoilé lors de sa conférence I/O en mai 2018 une nouvelle conception de son OS Android pour vraiment inciter à la déconnexion. D’autres initiatives ont commencé à changer les principes de design des OS et des apps. Ainsi Tristan Harris, ex-Google et fondateur du mouvement « Time Well Spent » milite pour redonner le pouvoir des utilisateurs sur leur temps et leur attention avec le numérique.

Le design centré humain à grande échelle nécessite de nouveaux modèles économiques

Est-ce que ces premières initiatives sur le marché des smartphones marquent un vrai tournant vers un design vraiment centré sur les humains ou bien restent-elles trop marginales pour créer une vraie dynamique de changement à grande échelle ? Pour le moment on est loin de pratiques généralisées et l’avenir nous dira si d’autres constructeurs et éditeurs d’applications changent de paradigme.

Plus globalement, ce qui doit changer fondamentalement est la manière d’inclure ces exigences humaines dans le business model des entreprises. Aujourd’hui les prix ne reflètent pas le coût réel de fabrication des produits et services car ils n’incorporent pas le coût social, ni le coût des émissions de gaz à effet de serre, ni des dégradations environnementales. Aucune entreprise ne paye pour la déforestation en Indonésie ou l’effondrement des sweatshops du Bangladesh qui fabriquent les vêtements de la fast fashion. Parce que rien ne les y contraint.

C’est à la loi et aux gouvernements de créer le cadre pour que ces exigences deviennent des obligations. Les entreprises doivent déjà anticiper l’arrivée de ces obligations car l’impact des bouleversements « naturels », qui ont déjà commencé, forceront les gouvernements à prendre des mesures drastiques. C’est déjà le cas pour certaines industries comme l’automobile.

Dans la profession des designers, le changement est déjà à l’œuvre. Certaines agences comme la légendaire IDEO, pionnière dans le Design Thinking, travaillent sur de nombreux projets de design éthique, d’économie circulaire, et de fermes urbaines en y incorporant la technologie numérique à bon escient. Le mouvement prend de l’ampleur y compris en Europe : les 1er et 2 octobre 2018 s’est tenue à Paris la première conférence ETHICS BY DESIGN, principale conférence française dédiée à la conception numérique responsable et sociale.

Alors, l’écologie et le social pénalisent-ils l’innovation ? Non, bien au contraire. Créer l’offre de produits et de services qui permettra à l’humanité de continuer à vivre ensemble dans un milieu naturel durablement vivant est une nécessité vitale mais aussi une formidable opportunité de business pour toutes les entreprises, start-up et grands groupes.

C’est un changement complet de manière de penser et de comptabiliser la valeur en plaçant l’humain au centre. Un humain qui dépend totalement de la planète qui l’a engendré. Le design centré humain est une magnifique voie pour réussir cette transition.

Cet article a été sélectionné par designer.s dans le cadre de sa veille éditoriale et intégré à sa revue de presse européenne francophone !

Pertinence et intérêt de l’article selon designer.s :

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