Jusqu’à janvier, le Grand Palais, à Paris, accueille l’exposition « Gauguin l’alchimiste ». On y découvre un artiste créateur, innovateur et précurseur de l’art moderne. Par Philippe Boyer, directeur de l’innovation, Foncière des régions.
« Innovation : toujours dangereuse », écrivait Flaubert dans son Dictionnaire des idées reçues. Paul Gauguin (1848-1903) aura passé sa vie à perfectionner son extrême dangerosité. C’est peut-être le sens de l’exposition « Gauguin l’alchimiste » qui se tient au Grand Palais jusqu’au 22 janvier prochain.
Essayer, tester, apprendre…
Aux yeux de ses contemporains bien-pensants, Gauguin se sera affranchi de presque tous les codes en vigueur de l’époque. Véritable touche-à-tout, il s’est essayé et a perfectionné son art en réalisant céramiques, sculptures, gravures et bien sûr peintures. A son époque, à l’exception de Degas ou d’Auguste Rodin, peu d’artistes ont manifesté cette soif d’expérimentations. Essayer, tester, apprendre… l’avidité de création de Gauguin faisait de son atelier ce que nous appellerions aujourd’hui un « Lab d’innovations » ; lieu ouvert sur le monde et dans lequel les idées se croisent et fertilisent les œuvres de l’artiste.
Gauguin poussa même son tempérament iconoclaste jusqu’à installer son atelier dans les rues où sur les plages de Polynésie où il séjourna dans les dernières années de sa vie. Le résultat est connu : des toiles sur lesquelles la lumière explose, vivantes, voire empruntes de métaphysique, comme en témoigne sa célèbre peinture « D’où venons-nous ? Que sommes-nous ? Où allons-nous ? » achevée à Tahiti en 1898.
« Vous verrez que ça tient ensemble »
Sans même le savoir, Paul Gauguin possédait toutes les qualités que l’on reconnaît aux innovateurs. D’abord, et comme il le confia à son comparse de l’école de Pont-Aven, Emile Bernard, cette « terrible démangeaison d’inconnu qui lui fait faire des folies ». Ces « folies » en tant qu’énergie créative qui le poussa sans cesse à assembler des éléments composites (bois, jute, céramique, cire….) provenant de multiples sources et d’autres cultures. Au final, et comme pour persuader ses visiteurs que ces travaux avaient un sens, il avait coutume de leur dire : « Vous verrez que ça tient ensemble ».
Eternel insatisfait, Gauguin avait par ailleurs la pugnacité des innovateurs – qualité souvent mise en cause par ceux qui ne voient rien moins que de vaines agitations – autrement dit cette capacité à dépasser ses doutes pour continuer à explorer. Le vocable innovation actuel appellerait cela une démarche de « Proof of Concept » (POC) ou de « Test & Learn ».
Créer de l’inattendu
C’est ainsi que l’artiste assemble, transforme et crée à l’instar de cette anse de vase qui deviendra un tout autre objet car Gauguin y aura fait tenir plusieurs personnages pour créer un objet beau et pratique. Son talent pour réinventer se matérialise dans de nombreux objets insolites, tel le Coffret, conçu en 1884, orné sur une face de danseuses inspirées de Degas et sur l’autre de motifs japonais. Jouer avec les formes, détourner les matériaux, emprunter à d’autres cultures, créer de l’inattendu, inventer de nouvelles fonctionnalités, telle est la marque de fabrique de ce Gauguin innovateur. Et comme cela ne suffisait pas, l’artiste n’hésite pas à prendre de nombreuses libertés avec l’académisme artistique de son époque, quitte à être incompris, sans pour autant chercher à faire table rase de ce passé. En innovation, sans le recours à l’ancien, pas de surgissement du nouveau.
Errer comme Ulysse
Cette boulimie créative de Gauguin ne se fait pas sans tourments. Certes son imagination fertile lui permet de ressusciter un paradis terrestre tel que l’artiste le rêve mais cette quête de pouvoir tout oser est assortie de profondes phases de découragements et d’irascibilité. Ce courage pour préserver ses illuminations et résister aux tentatives d’étouffement le poussera à voyager ou plutôt à errer comme Ulysse à la poursuite de nouveaux paysages et sources d’inspirations. Chercher, trouver, inventer… là réside le cœur de ce qui se cache peut-être dans le tréfonds de chaque créateur. Si cette perpétuelle inventivité était bien la marque de fabrique de ce Gauguin alchimiste et visionnaire, elle est sans doute ce qui anime chaque créatif qui pourra se muer en un innovateur. C’est la thèse du mathématicien Cédric Villani.
La nécessité de « nourrir le cerveau »
Dans son ouvrage, Les coulisses de la création, co-écrit avec le musicien Karol Beffa, il y décrit le cheminement créatif notamment marqué par quelques ingrédients propices à faire émerger l’innovation. D’abord, la nécessité de « nourrir le cerveau », autrement dit l’indispensable documentation qui complète une insatiable curiosité (à la mort de Picasso, on découvrit dans son château de Vauvenargues plus de 7.000 reproductions d’œuvres d’art. Presque toutes inspirèrent ses œuvres). Ensuite, l’hyper-motivation des innovateurs et la création d’un environnement propice à la créativité. Pas de créativité sans échange. Autrement dit, la recherche de la confrontation pour faire avancer sa pensée et tester ses idées.
Suivent ensuite le travail permanent et l’inspiration – c’est l’expression « Je ne me l’explique pas. C’est venu comme par magie » -, et enfin la persévérance, sans oublier l’indispensable chance.
Cette créativité aussi imprévisible qu’insaisissable fut au cœur de toute l’œuvre de Paul Gaugin. Il ne restait plus qu’à ses successeurs, artistes de l’art dit « moderne » de continuer à transformer le style du peintre de Pont-Aven, des Marquises et de Tahiti. Bref, de continuer à innover et transformer l’art sous toutes ses formes comme le fit avant eux ce « Gauguin alchimiste. »
Auteur : Philippe BOYER pour La Tribune
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Vignette de l’article : Philippe Boyer, directeur de l’innovation, Foncière des régions. Crédits : DR
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