A Genève, la plus grande école d’art et de design de Suisse romande fête son dixième anniversaire. L’occasion d’un bilan avec son directeur, et d’un état des lieux de la réforme de Bologne.
La Haute Ecole d’art et de design de Genève a dix printemps. Ou plusieurs centaines d’années si on additionne les existences des deux institutions dont elle est issue, l’Ecole supérieure des beaux-arts et la Haute Ecole d’arts appliqués. Un héritage fusionné en 2006, pour lancer une nouvelle aventure très vite transformée en success story. Car bien vissée sur les épaules, la HEAD a su se montrer indispensable au tissu culturel, économique et social genevois.
Grand timonier de l’union entre les deux entités, le directeur Jean-Pierre Greff dresse un premier bilan. Décennie écoulée, futur campus centralisé, réforme de Bologne ou sponsoring privé: discussion sans tabous avec un travailleur acharné, directeur presque sexagénaire d’un haute école en «surrégime permanent».
Jusqu’ici, comment se passe cette année anniversaire ?
Jean-Pierre Greff: Bien! C’est une belle occasion pour se replonger dans tout ce qui s’est fait durant cette dernière décennie, avec une sensation de vertige… Les festivités, manifestations ou publications dureront jusqu’en décembre prochain, lorsque nous organiserons un colloque dont le titre provisoire est «Histoires d’un futur proche». Nous y donnerons la parole aux artistes et aux designers, invités à venir avec une proposition visuelle – œuvre d’art, objet, film, peu importe – pour imaginer les enjeux de leurs domaines ces dix prochaines années. L’événement fera écho au colloque AC/DC – pour art contemporain, design contemporain – organisé en 2007 et qui avait servi de socle intellectuel à la nouvelle école.
Quel est votre principal motif de satisfaction ?
L’école a maintenu son objectif «politique», enracinée qu’elle est dans la Cité, ce qui se vérifie par les centaines de partenariats réalisés en dix ans. Ils vont au rythme d’une cinquantaine par an, avec des institutions publiques ou des entreprises privées – la HEAD est certainement l’une des écoles d’art qui, en Europe, s’engage le plus fortement dans cette direction. Les autres motifs de satisfaction sont la contribution donnée à la réflexion sur le futur de notre monde sans cesse bouleversé – la parole des artistes et designers est essentielle! –, tout comme le devenir de nos étudiants.
Aviez-vous des craintes, au moment de la fusion ?
Non, pas du tout! (rires) Le projet correspondait à un désir partagé par les deux écoles, à une ambition commune, et nous avons d’emblée œuvré pour lui donner sens. J’aurais pu avoir des inquiétudes si le projet de fusion avait visé la réalisation d’économies d’échelle mais ce ne fut pas le cas, au contraire: nous avons très vite eu besoin de forces supplémentaires, notamment pour les équipes techniques, alors sous-dotées. Le but était de créer une grande école, laquelle compte aujourd’hui quelque 700 étudiants (contre 561 lors de la fusion en 2006, ndlr), dont environ 320 en arts visuels, une filière à numerus clausus.
Il y a quelques années, une ancienne étudiante de la HEAD d’origine tunisienne, alors assistante dans votre école, n’avait pas pu rester en Suisse car les autorités fédérales estimaient que sa formation ne représentait pas un «intérêt scientifique ou économique prépondérant». Étonnant ?
L’un des enjeux tactiques de la réunion de l’art et du design était précisément de créer une association bénéfique aux deux domaines. J’aime cette citation de l’écrivain Pascal Quignard, qui parle de «l’exubérante nécessité de l’inutile», que j’entends comme une définition de l’art. Ce dernier ne répond guère à une utilité immédiate, il peut sembler gratuit mais une société sans art serait invivable.
Il y a ce paradoxe en Suisse: les autorités fédérales soutiennent généreusement les étudiants étrangers pendant leurs études, mais ne leur permettent pas de rester par la suite – au moment même où ces personnes seraient prêtes à nous faire bénéficier de ce qu’elles ont appris. Il est évidemment beaucoup plus compliqué d’obtenir des permis pour des jeunes artistes que pour des designers, les seconds pouvant mettre en avant des projets entrepreneuriaux qui jouent en leur faveur. Cela dit, le soutien confédéral pour les étudiants en arts visuels est remarquable: il est, en termes de forfait par personne, plus important que pour le design.
L’automne dernier, vous avez annoncé un important déménagement qui permettra à la HEAD de concentrer la plupart de ses différents départements aux Charmilles. Une excellente nouvelle ?
C’est un cadeau magnifique et totalement inespéré qui tombe à pic pour nos dix ans. Cela faisait un moment que nous cherchions des locaux, avec plusieurs projets abandonnés, par exemple à la pointe de la Jonction. Or les besoins devenaient pressants: cette école est en surrégime permanent, établie dans des bâtiments disséminés, ce qui occasionne beaucoup de pertes d’énergie, sans parler du caractère vétuste de certains d’entre eux. J’avoue être resté sceptique quand on nous a approchés pour nous faire la proposition qui s’est finalement concrétisée. Ces trois bâtiments superbes, situés à quelques encablures de la gare, en bordure d’un parc, paraissaient rêvés, avec deux vendeurs disposés à faire un geste pour que la HEAD reprenne ces constructions, mais je continuais à me dire «ne t’emballe pas!»
Puis est arrivé un second «miracle»…
Oui, celui de la Fondation Wilsdorf qui décide d’acquérir les bâtiments pour les mettre à disposition de l’école, avec des coûts mineurs pour l’Etat – seuls les frais d’aménagement seront à sa charge. C’est le tournant le plus important que cette école aura connu depuis la construction du bâtiment des arts industriels vers 1880, puis celui du siège de l’école des beaux-arts vers 1900, avec des ambitions architecturales fortes. C’est un projet pour le siècle, probablement.
L’aide de Wilsdorf permet d’aller vite et d’économiser l’argent du contribuable. Mais ne serait-ce pas à la collectivité publique de prendre en charge ce type de dépenses? On peut se poser la même question avec la future Cité de la musique, entièrement financée par le privé.
Bien sûr, c’est traditionnellement le rôle de la puissance publique mais, selon moi, il n’y aucun problème à ce que l’argent vienne d’une fondation qui est toute entière tournée vers le bien public. Il n’y a aucune forme de contrepartie. Et il s’agit d’une fondation avec laquelle nous avons noué une relation de confiance très profonde au fil de nos dix ans d’existence: elle finance des prix ou bourses qui permettent à des étudiants – suisses ou venant de l’étranger – d’effectuer leurs études à Genève ou d’y engager un projet professionnel. Quoi qu’il en soit, je constate que la question d’une substitution du rôle de l’Etat interpelle moins lorsque l’argent privé est destiné à la santé ou au social.
Au-delà de Wilsdorf, la HEAD finance de nombreux prix, bourses ou ateliers par le biais de sponsors. N’est-ce pas trop ?
Pour nous, en design comme en art, il est très important que nos étudiants, au moment de leur diplôme, bénéficient d’une véritable légitimité professionnelle. Le fait que les prix soient donnés par des marques participe de cela, mais il y a d’autres ressorts de légitimation, par exemple lorsque nos étudiants en communication visuelle peuvent revendiquer la coréalisation de la signalétique de l’Institut de hautes études internationales et du développement. Idem en art, quand un étudiant peut se présenter en tant qu’auteur d’un monument-hommage à Nelson Mandela commandé par le Canton de Genève, en lien avec l’ONU – une réalisation de Léonard de Muralt. Rappelons aussi que l’école, à travers ses mandats, s’engage fortement dans le champ social, avec des projets contre l’exclusion, pour le droit d’asile, l’alphabétisation, l’égalité, la Croix-Rouge, etc. Cet équilibre est essentiel. Et nous gardons dans tous les cas une liberté totale.
La présence des sponsors était particulièrement frappante lors du défilé de mode annuel 2016…
Il y a là un principe de réalité professionnelle: les écoles ne peuvent plus vivre dans des espaces de simulation où on fait «pour de faux», comme on dit dans les cours de récréation. Hormis quelques aventures plus marginales, la mode est une industrie, qui n’est d’ailleurs pas uniquement celle du luxe: nous avons tous besoin de nous vêtir, vous, moi… Le vêtement recouvre une fonction anthropologique. Mais il est impossible de produire un défilé professionnel uniquement avec de l’argent public – d’ailleurs, on me le reprocherait. Il y a, en revanche, un espace-temps du défilé durant lequel toute publicité est strictement exclue.
Quel sera le principal défi pour la HEAD, ces prochaines années ?
Des défis naturels nous attendent, comme le développement d’une recherche spécifique en art et en design. Ou la possibilité de développer des doctorats qui s’imposeront avec autant d’évidence que nos masters il y a dix ans. Mais le défi majeur sera de gérer les succès engrangés: tout est tellement fragile dans le domaine qui est le nôtre.
Comment sera la HEAD dans dix ans? Et où serez-vous ?
La HEAD, bien installée, dans son nouveau campus que j’aurai eu le temps et le privilège de roder, avec un projet encore renforcé, aura à sa tête un nouveau directeur – ou, je l’espère, une nouvelle directrice. Une première à Genève qui serait bienvenue. Quant à moi, je serai à la pêche quelque part au bord du lac… comme il y a quarante ans. Il faut bien boucler la boucle. J’espère que ce sera entre deux chapitres d’un livre; le travail d’écriture est ce qui me manque le plus depuis que le projet HEAD m’a englouti.
La HEAD en quelques dates
1748 -> ouverture de l’Ecole de dessein (sic) à Genève, qui deviendra l’Ecole municipale des beaux-arts
1877 -> l’Ecole des arts industriels ouvre à Saint-Jean, puis au boulevard James-Fazy un an plus tard
1903 -> inauguration de l’Ecole des beaux-arts au boulevard Helvétique, qui deviendra l’Ecole supérieure d’arts visuels en 1977
2004 -> appelée désormais Ecole supérieure des beaux-arts (ESBA), l’école d’art a un nouveau directeur, le Français Jean-Pierre Greff, historien de l’art qui a dirigé l’Ecole supérieure des arts décoratifs de Strasbourg
2006 -> l’ESBA et la Haute Ecole d’arts appliqués (HEAA)fusionnent pour devenir la Haute Ecole d’art et de design. Avec 561 étudiants (aujourd’hui plus de 700), c’est la seconde plus grande école de Suisse après celle de Zurich (ZHdK). Elle est dirigée par Jean-Pierre Greff
La même année, appelées à collaborer dans le cadre du processus de Bologne, les trois hautes écoles d’art du réseau HES-SO – la HEAD, l’Ecole cantonale d’art de Lausanne et l’Ecole cantonale d’art du Valais – lancent leurs filières bachelor, suivies par le master en 2008
2017 -> à la rentrée, la HEAD concentrera ses départements design à Châtelaine, dans deux anciens bâtiments des usines Tavaro et dans l’ex-usine Hispano-Suiza. Si tout va bien, les arts visuels suivront en 2019
Auteur : Samuel SCHELLENBERG pour https://www.lecourrier.ch
Pertinence et intérêt de l’article selon designer.s !
***** Exceptionnel, pépite
**** Très intéressant et/ou focus
*** Intéressant
** Faible, approximatif
* Mauvais, très critiquable