Revue de presse » Innovation ou progrès technique : de quoi s’agit-il ?

Innovation ou progrès technique : de quoi s’agit-il ?

L' »économie de l’innovation », rappellent sans cesse les dirigeants du monde politique et économique, est un impératif vital. Mais la majorité des débats porte en réalité sur des questions différentes : productivité, compétitivité et révolution technologique. Il existe pourtant une alternative à la vision classique de l’innovation qui va au-delà des approches strictement techniques et marchandes.

Avant d’examiner dans les billets suivants les fondements d’une nouvelle approche de l’innovation, inaugurée par Schumpeter puis approfondie par les tenants du courant évolutionniste, une brève présentation des hypothèses classiques sur le progrès technique permettra de mieux comprendre la portée de ce changement et ses implications pour l’innovation dans et par les services dans les organisations du secteur public, privé et associatif.

La vision classique de l’innovation

Lorsque naît la pensée économique moderne, au XVIIIe siècle, l’innovation est déjà au centre des réflexions, même si elle est abordée de manière indirecte. A. Smith, D. Ricardo puis K. Marx étudient dans une perspective à long terme l’impact du progrès technique sur la division du travail, la production des richesses, la répartition des revenus et les rapports entre les classes sociales.

Au XIXe, les néoclassiques inversent la perspective. Avec l’avènement de l’analyse micro-économique, ils se concentrent davantage sur l’échange que sur les régimes de production. Au travers de la notion de marché, L. Walras montre, par exemple, que la recherche par chacun de son intérêt personnel induit un système de prix qui équilibre l’offre et la demande pour chaque produit.

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La fonction de production standard : une relation mécaniste de nature technique

Le caractère fondamentalement « techniciste » de la majorité des débats consacrés à l’innovation trouve sa source dans l’usage explicite ou implicite du modèle néo-classique standard de la fonction de production.
La fonction de production standard est censée exprimer la quantité maximale d’outputs qui peut être obtenue en combinant des quantités variables d’inputs. Par souci de simplification, on n’en considère en général que deux : le travail (L) et le capital (K).

Tout point de la fonction de production correspond à une technique donnée, différente des autres. Dans cette optique élémentaire, une technique peut être définie comme une combinaison, en termes quantitatifs, d’inputs. Par exemple, l’output Y d’une technique donnée correspond à la combinaison 1K + 2 L. En dehors même de toute référence à l’innovation et aux changements techniques, il s’agit d’une relation fondamentalement technique.

L’introduction du progrès technique dans la fonction de production

Dans le modèle néo-classique initial, le progrès technique est introduit dans la fonction de production par l’intermédiaire d’un facteur « t », symbolisant le passage du temps ou l’adoption d’une nouvelle technologie.

Cette formulation générale est cohérente avec deux visions différentes du progrès technique. La version originelle considère le progrès technique comme un facteur « exogène » qui  » tombe comme la manne du ciel sur l’ensemble de la capacité de production existante » à travers laquelle il se diffuse instantanément. Elle se caractérise par (1) une technologie nouvelle supposée pleinement réalisée hors de la sphère économique (2) une structure économique qui absorbe sans résistance la nouvelle technique et (3) un point d’arrivée représenté par l’adaptation complète de la capacité productive à la nouvelle technologie.

La seconde vision, relativement plus récente, tient compte des variations qualitatives de la main d’oeuvre, mais surtout du capital. Le progrès technique est introduit dans la fonction de production par le biais de son incorporation dans les deux inputs précédents et ainsi, l’adoption d’une nouvelle technique est limitée par le taux d’investissement.

Innovation « process »

Le modèle standard considère l’innovation sous l’angle restrictif de l’introduction de nouveaux procédés techniques; il ne tient pas compte des autres formes d’innovations comme l’apparition de nouveaux produits ou services, l’émergence de nouveaux débouchés, etc.

Ces innovations process sont supposées conduire à un déplacement de la fonction de production (et non plus le long de cette fonction); elles correspondent soit à un surplus d’outputs généré par une quantité inchangée d’inputs (produire plus d’outputs avec la même quantité d’inputs), soit à une économie d’inputs pour un output identique (produire le même output avec une quantité inférieure d’inputs).

La vision linéaire du processus d’innovation

Schématiquement, le modèle néo-classique de l’innovation se présente comme un processus linéaire de décisions qui suivent un chemin optimal. Les phases de R-D, conception, développement, production et, enfin, de commercialisation ou d’adoption de l’innovation par le marché s’enchaînent de manière ordonnée, et sans la moindre rétroaction ou retour d’expérience.

Les hypothèses fondamentalement irréalistes du modèle standard soulèvent de plus en plus de critiques, non seulement dans le champ de l’économie de l’innovation, mais également dans d’autres disciplines. Aujourd’hui, l’innovation suscite l’intérêt des sociologues, mais aussi des neurobiologistes, chimistes, physiciens… qui tentent d’élucider ce phénomène inhérent à la vie: l’innovation.

Notre intention n’est pas ici de reprendre systématiquement toutes ces critiques (information parfaite, puissance de calcul illimitée des agents économiques, technologie exogène et définitivement constituée, absence d’interaction entre producteurs et consommateurs, coûts d’acquisition de l’information et de la connaissance), mais de souligner que la représentation classique sert toujours de référentiel et continue à figurer dans la plupart des manuels, induisant une vision linéaire unidimensionnelle et optimale, mais illusoire de l’innovation.

À un niveau méthodologique plus général, les critiques formulées par J.-L. Le Moigne – La modélisation des systèmes complexes (Dunod, 1989) – à l’encontre de la méthode analytique fondée sur le découpage des phénomènes « en tranches » s’applique fort bien à la théorie néo-classique. À titre d’illustration, prenons la « parabole de l’orchestre symphonique » pour montrer comment un expert inspiré par le modèle standard pourrait procéder pour résoudre une crise de gestion du changement.

La parabole de l’orchestre symphonique

« Il était une fois un analyste, ingénieur conseil-en-organisation, dont on louait le goût pour l’efficacité organisationnelle. En ces temps de crise, il était volontiers sollicité pour ces diagnostics en dégraissage de structures et son habilité dans la chasse aux cocottes en papier. Aussi, nul ne fut surpris lorsque le nouveau manager d’un opéra réputé pour ces crises de gestion autant que pour son orchestre l’invita à évaluer scientifiquement l’efficacité de l’organisation.

Consciencieux, notre consultant commença par un examen du terrain, en assistant incognito à une représentation du vendredi. L’expérience lui parut suffisante pour rédiger pendant le week-end un bref rapport qu’il adressa promptement, avec sa note d’honoraires, au directeur de l’Opéra. Ce document ayant curieusement échappé aux usuelles corbeilles à papier (les pires adversaires, on le sait, des historiens) nous parvient aujourd’hui, quasi intact.

On observe que les quatre joueurs de hautbois sont pratiquement inoccupés pendant les neuf dixièmes du temps. Il importe donc de réduire leur nombre et de répartir leurs interventions plus régulièrement sur la durée du concert, de façon à éviter ces pointes toujours coûteuses.

De même les douze violons jouent manifestement exactement les mêmes notes au même moment. Il y a là une duplication intolérable. L’effectif de cette section doit être réduit drastiquement. Si un grand volume sonore est réellement nécessaire, il sera bien plus économique de l’obtenir à l’aide d’amplificateurs électroniques (disponibles aujourd’hui à des prix très raisonnables).

Les musiciens consacrent beaucoup d’efforts pour jouer des demi-croches. N’y a-t-il pas là un raffinement perfectionniste ? Je recommande que toutes les notes soient arrondies à la croche la plus proche. Il serait alors possible de faire appel à des personnels moins qualifiés et donc moins onéreux.

Il semble que l’on abuse des répétitions pour certains motifs musicaux. Ne pourrait-on émonder un peu cela. Est-il utile de faire répéter par les cuivres ce qu’on vient d’entendre par les violons ? J’estime que l’on pourrait réduire de deux heures à vingt minutes la durée totale du concert en éliminant ces répétitions. Notons incidemment que cela permettrait de supprimer l’entracte qui s’avère onéreux compte tenu du tarif d’éclairage de la salle et du foyer.

Remarquons par ailleurs que, dans bien des cas, les musiciens utilisent une main uniquement pour tenir leur instrument. Ne pourrait-on introduire un dispositif de fixation mécanique articulé pour ce faire ? Ceci libèrerait des mains qui pourraient alors être occupées à autre chose.

De même, il semble anormal de demander aux musiciens d’instruments à vent des efforts par moment excessifs. Ne serait-il pas plus judicieux de doter l’orchestre d’un compresseur qui distribuerait l’air sous pression adéquate et plus précisément régulée aux instruments concernés ?

Dernier point, l’obsolescence des équipements mérite d’être examinée de plus près, le programme du concert précisait que l’instrument du premier violon était vieux de plusieurs siècles. En appliquant des échéanciers d’amortissement raisonnables, la valeur de cet instrument doit être quasi nulle aujourd’hui. N’est-il pas nécessaire de prévoir l’investissement d’équipements plus modernes et donc plus efficaces ? »

Cette modélisation analytique de l’efficacité, avec sa logique disjonctive qui postule la séparabilité de l’output et de l’input ainsi que du producteur et du consommateur en éléments identifiables et stables sont très éloignés de la vision de J.-C. Casadesus. Nommé en avril 1975 directeur et chef de l’Orchestre National de Lille, il trouve une situation difficile avec une équipe de 33 musiciens désespérés qui ne voyaient d’autres perspectives que le chômage.

Considérant qu’il est fondamental de mettre l’art à la portée de tous, il innove et développe des actions solidaires en allant jouer dans les salles des fêtes, les églises, les hôpitaux, les prisons et les entreprises; il fait aussi venir les enfants à des ateliers d’initiation à la musique classique et invite le public à assister aux répétitions.

Aujourd’hui, l’Orchestre National de Lille comprend plus d’une centaine de musiciens, gère un budget annuel supérieur à douze millions d’euros et effectue des tournées dans le monde entier. Preuve si besoin que l’innovation, littéralement introduire – « in » – quelque chose de nouveau – « novus » – ne saurait être réduite aux seules avancées technologiques et exige un changement de regard.

Author : Franck VERMEULEN pour http://www.lesechos.fr/