Revue de presse » *** La Biennale du design de Saint-Etienne et les “mutants” du travail

*** La Biennale du design de Saint-Etienne et les “mutants” du travail

La dixième Biennale internationale du design de Saint-Etienne [s’est penchée jusqu’au 9 avril 2017 – NDLR] sur les mutations du travail. Mais pourquoi employer ce mot de mutation, qui fait penser à la génétique ? Tentative de retour en arrière. Selon Charles Darwin, les espèces évoluent par petites mutations aléatoires, qu’il appelle variations, et qui en rendent certaines plus aptes à survivre dans un milieu donné, en éliminant, voire en exterminant (Darwin emploie plusieurs fois ce mot) les plus faibles. Darwin s’était cependant bien gardé d’appliquer ses théories à l’être humain, les limitant aux plantes et aux animaux.

“La persistance du plus apte”

Mais un idéologue, Herbert Spencer, en jugeait autrement. Pour lui, dans la nature comme dans la société, tout n’est que lutte pour la vie, et les êtres vivants se modifient sans cesse pour s’adapter ou mourir. Le problème est que, dans ses textes, Darwin rend plusieurs fois hommage à Spencer, et lui emprunte l’expression « survie du plus apte ». Il écrit ainsi dans L’Origine des espèces au moyen de la sélection naturelle, sous-titrée La Lutte pour l’existence dans la nature (édition de 1873) : « J’ai donné à ce principe, en vertu duquel une variation si insignifiante qu’elle soit se conserve et se perpétue, si elle est utile, le nom de sélection naturelle, pour indiquer les rapports de cette sélection avec celle que l’homme peut accomplir. Mais l’expression qu’emploie souvent M. Herbert Spencer : “la persistance du plus apte”, est plus exacte et quelquefois tout aussi commode. » Ce qui complique beaucoup la situation. Il se trouve que Herbert Spencer, l’un des fondateurs du darwinisme social, est aussi l’un des théoriciens du libéralisme économique. Et les idéologues libéraux nous répètent que, dans le monde du travail, il faut sans cesse s’adapter ou périr.

Novlangue

La naturalisation du social est une pensée de droite. Plus on va vers la droite, plus on conçoit la vie comme une lutte entre individus, groupes humains, entreprises, nations, races. A l’extrême, il y a les nazis, qui animalisaient l’homme, et biologisaient toute l’existence, comme le rappelle l’excellent historien Johann Chapoutot dans son dernier livre, La Révolution culturelle nazie (éd. Gallimard). La langue contemporaine est truffée de darwinisme social. On parle d’écosystème au lieu de société. Et partout, on entend et lit cette formule : « C’est dans notre ADN. » « C’est dans l’ADN de la marque. » « Notre savoir-faire est notre ADN. » Et ainsi de suite. Comme si des éléments culturels pouvaient être déterminés à la naissance. Un désastre intellectuel.

Maîtres et serviteurs

Si la Biennale de Saint-Etienne parle de mutations, elle ne s’aligne pour autant pas sur les thèses du libéralisme économique. Bien au contraire, elle démonte les logiques idéologiques à l’œuvre dans les nouvelles organisations du travail. Dans son exposition Le Foyer comme terminal industriel, Olivier Peyricot, directeur scientifique de la Biennale, y montre que la notion de machine à habiter émerge dès le milieu du XIXe siècle, avec l’éducatrice américaine Catharine Beecher. Mais c’est bien entendu l’ingénieur américain Frederick Winslow Taylor qui, avec son « scientific management » (organisation scientifique du travail) va, à partir de 1880, être à l’origine de nos vies modernes obsédées par la production et l’efficacité. Avant Taylor, les ouvriers restaient relativement libres d’organiser eux-mêmes leur travail. Dans Le Siècle des chefs (éd. Amsterdam), le chercheur Yves Cohen raconte ainsi que, jusqu’au début du XXe siècle, certaines usines sont très peu encadrées : un directeur et quelques ingénieurs. A partir de Taylor, des escadrons de cadres et de contremaîtres vont organiser, morceler, chronométrer et contrôler le travail. La société se divisera désormais en deux : les organisateurs et les exécutants.

Machine animale

Changeant régulièrement de nom pour faire oublier ses origines, le taylorisme reste, encore aujourd’hui, l’une des principales techniques de management des entreprises, comme l’a décrit Thibault Le Texier dans Le Maniement des hommes (éd. La Découverte). Plus personne n’est choqué d’entendre parler de « ressources humaines », comme si l’homme était une machine ou une matière première. Pire, la rationalité managériale et instrumentale s’est étendue à tous les domaines de la société. Et cela, bien plus tôt qu’on ne le pense souvent, puisqu’un éminent médecin hygiéniste, le docteur Justin Sicard de Plauzolles, peut écrire en 1920 dans la Revue de prophylaxie sanitaire et morale : « L’hygiène sociale est une science économique, ayant pour objet le capital ou matériel humain, sa production ou reproduction (eugénique et puériculture), sa conservation (hygiène, médecine et assistance préventive), son utilisation (éducation physique et professionnelle) et son rendement (organisation scientifique du travail). L’hygiène sociale est une sociologie normative : considérons l’homme comme un matériel industriel ou, mieux, comme une machine animale. L’hygiéniste est donc l’ingénieur de la machine humaine. ». Il faut quand même savoir sur quelles idées nos sociétés se sont construites.

Veille des corps

Chacun est donc appelé à « gérer » sa vie comme un entrepreneur, et son corps-machine comme un mécanicien. Un objet résume à lui seul l’hypertaylorisation du monde moderne : le bracelet connecté, qui permet de surveiller son corps comme sur une voiture on contrôle la température du moteur ou le nombre de tours-minutes. Aujourd’hui, les compagnies d’assurance américaines incitent leurs clients à porter ces objets contre une diminution de leur prime d’assurances. On peut voir la parade à Saint-Etienne, un bracelet connecté à un métronome, dont les mouvements font croire aux assureurs que l’on est parti faire du sport. Un des objets les plus fascinants de cette Biennale.

Société du contrôle

Le philosophe Michel Foucault avait vu de manière fort dérangeante qu’à partir du XVIIe siècle, les sociétés modernes s’étaient organisées autour de grandes institutions d’enfermement. Après avoir commencé par enfermer les fous, on a construit des hôpitaux, des casernes, des écoles, des prisons et des usines… La Manufacture d’armes de Saint-Etienne, où se déroule une grande partie de la Biennale, est un témoignage de cette époque du « surveiller et punir ». On peut y découvrir les dernières évolutions en la matière. Car, si aujourd’hui, le taylorisme continue de s’exercer de façon traditionnelle dans les immenses usines chinoises, il n’a, avec l’industrialisation du travail intellectuel, même plus besoin de lieu physique pour être mis en oeuvre. Le « digital labor », observé par le sociologue Antonio Casilli, auteur, avec Dominique Cardon, de Qu’est-ce que le digital labor (INA éditions), permet de répartir des microtâches partout dans le monde et de pulvériser les législations protectrices. Avec les ordinateurs en réseau, les objets connectés, les smartphones, on travaille partout, tout le temps, et l’on est surveillé partout, tout le temps. Le philosophe Gilles Deleuze avait raison : nous sommes passés de la société disciplinaire décrite par Foucault à la société du contrôle. Et la Biennale de Saint-Etienne, qui réconcilie le design avec la réflexion, a l’immense mérite de mettre à nu cette réalité.

 

Vitrine d’un antiquaire, rue de la République à Saint-Etienne, durant la biennale, en 2017 !

Coup de gueule : l’imposture de la Rue de la République du design

La rue de la République était la grande artère commerçante de Saint-Etienne. Mais ses boutiques ont fermé les unes après les autres, comme dans de nombreuses villes françaises, ce qu’analyse Olivier Razemon dans Comment la France a tué ses villes (éd. Rue de l’échiquier). Aujourd’hui, on ne compte plus les devantures vides. Saint-Etienne Métropole a donc lancé la Rue de la République du design pour tenter de la réanimer. Supermarché coopératif, espaces d’information, boutique éphémère d’objets locaux… Tout cela semble bienvenu. Mais, une fois encore, l’affaire est présentée comme si la désertification des centres-villes était tombée du ciel. Or elle est la conséquence désastreuse de politiques favorisant, depuis des décennies, l’extension sans limite des zones commerciales périphériques. Les mêmes responsables qui favorisent ces zones pleurent sur leurs commerces fermés, au pied de la mairie et de la préfecture. Et ce sont les mêmes designers auxquels ont fait appel, tantôt pour jouer les sauveteurs en centre-ville, tantôt pour renforcer encore la suprématie des zones commerciales. C’est ainsi que le groupe Apsys annonce l’ouverture prochaine à l’entrée de Saint-Etienne de Steel, un « retail park » de soixante-dix mille mètres carrés pour soixante boutiques et restaurants,; sous une résille métallique conçue par le designer Joran Briand. Les habitants de la rue de la République apprécieront.

Auteur : Xavier de Jarcy pour Télérama

Vignette et image de l’article : Crédits photo Xavier de Jarcy

Pertinence et intérêt de l’article selon designer.s !

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