Matali Crasset, les frères Bouroullec et Martin Szekely entrent dans les fonds du Kunstmuseen. Une donation de 60 pièces faite par Domeau & Pérès, petite maison française d’artisans-éditeurs.
Les murs centenaires du Kunstmuseen de Krefeld, en Allemagne, ont vu passer Marcel Duchamp, Yves Klein, Christo ou Joseph Beuys. Ils abriteront désormais des pièces design des Français Matali Crasset, Erwan et Ronan Bouroullec, Martin Szekely, Eric Jourdan, Christophe Pillet… Soit une soixantaine d’objets d’une douzaine de designers (sans compter dessins, photos et lettres) fabriqués par Domeau & Pérès, une petite maison française d’édition fondée en 1996 par le sellier Bruno Domeau et le tapissier, compagnon du devoir, Philippe Pérès.
Ce faisant, le musée allemand renoue avec son histoire. Fondé en 1897 par les industriels de la soie de Krefeld afin que leurs artisans – en pleine rivalité commerciale avec les soyeux de Lyon – n’ignorent rien des innovations en arts appliqués, il acquiert, en 1923, les travaux typographiques, affiches publicitaires, verreries de Peter Behrens (1868-1940), considéré en Allemagne comme le premier designer industriel. Avant de se spécialiser, après-guerre, dans l’art contemporain. Ainsi, la donation de Domeau et Pérès (respectivement âgés de 56 et 48 ans), exposée au public jusqu’au 14 octobre sous le titre De l’idée à la forme, est « la plus grande “acquisition” design au sein du musée depuis plus de cent ans ! », se félicite Katia Baudin, directrice de l’institution depuis septembre 2016 et artisan de ce retour aux sources.
Cette Française, ex-directrice du Fonds régional d’art contemporain Nord-Pas-de-Calais à Dunkerque puis de L’Ecole supérieure des Arts décoratifs de Strasbourg, a puisé dans les réserves d’art contemporain du musée pour sublimer les pièces mobilières. Assises de Matali Crasset en résonance avec des œuvres de Vasarely, bureau de Sophie Taeuber-Arp (1889-1943) magnifié par des tableaux de Mondrian, ou sofa « au mètre » d’Eric Chevalier en diapason avec les dessins géométriques op art de Günter Fruhtrunk : Katia Baudin met en valeur le design comme jamais, passant outre les frontières établies traditionnellement entre beaux-arts et arts décoratifs.
« J’ai cet objectif de montrer le design comme un véritable art. Mon œuvre préférée ici, le chef -d’œuvre à mes yeux, c’est cette assise de Martin Szekely, qui n’aurait pu exister s’il n’y avait pas eu la rencontre avec Domeau et Pérès », souligne Katia Baudin devant le fauteuil Domo, façon cube de cuir, accompagné des dessins de l’artiste, piqués au mur. « Martin Szekely nous avait dit : “Je veux m’asseoir dans du mou. Débrouillez-vous avec ça !”, se rappelle Philippe Pérès. En même temps, ce type de projet fou, invendable, nous met au défi et nous fait grandir ensemble, artisans et designers… »
Cultiver l’exception
Premier éditeur de Matali Crasset (le fameux lit d’appoint Quand Jim monte à Paris, en 1997), ou de Ronan Bouroullec (à l’époque où son frère ne l’avait pas encore rejoint), Domeau & Pérès repoussent les limites de leurs métiers. « Ils sont un cas unique au monde d’artisans d’un très haut niveau qui sont également éditeurs et ont l’œil pour débusquer les talents à venir, précise Katia Baudin. Plus encore, ils ne lâchent jamais l’affaire, peaufinant l’objet, alors que le designer est déjà passé à autre chose ! »
Pour Quand Jim monte à Paris, Domeau & Pérès ont travaillé cinq ans sur le projet, jusqu’à trouver une structure solide et légère de la colonne d’hospitalité, rangement vertical qui abrite le matelas quand il ne sert pas. D’abord en carton alvéolé, puis en bois, et enfin dans un sandwich de mousse et moquette. Pour le lit de repos Safe Rest (1999) de Ronan Bouroullec, suspendu au départ grâce à des sangles à la façon des sièges d’une 4L, le tandem a découvert un jour auprès d’un serrurier la solution pour que le tout ne s’affaisse pas dans le temps : un pont suspendu en métal.
Chevaliers des arts et des lettres – « une fierté, alors que nous n’avons pas de diplômes ! » –, les deux fabricants-éditeurs s’étonnent que d’autres artisans n’aient pas copié leur petite entreprise. « De 1994 à 1996, nous frappions aux portes, proposant notre double savoir-faire de tapissier et sellier à Christophe Pillet, Garouste et Bonetti ou Frédéric de Luca… Puis nous sommes devenus éditeurs. C’est un bonheur de travailler avec des artistes contemporains, d’Andrée Putmann à Pharrel Williams. Un bonheur souvent partagé: aujourd’hui encore, quand Marc Newson vient à l’atelier, ses yeux pétillent », raconte Philippe Pérès. Vingt années d’édition façon laboratoire de l’excellence qui ont été financées, au départ, grâce aux commandes privées, notamment pour Berluti ou pour les boutiques Christian Dior, que réalisent également Domeau & Pérès.
En plus des 60 pièces livrées au Musée de Krefeld, le tandem a fait don d’une vingtaine de pièces au MAD, à Paris. Elles seront montrées au public en octobre, à l’occasion du réaménagement des salles dédiées aux collections modernes et contemporaines. Désormais, Bruno Domeau et Philippe Pérès rêvent de faire une ultime donation à un musée américain. « Ce n’est pas une question d’ego, assure Bruno Domeau. Nous sommes des artisans, et on a cru à nos métiers non pas de façon passéiste, mais en travaillant avec des créateurs vivants, devenus des références. Plutôt que de vendre ces pièces aux enchères, nous préférons transmettre dans l’esprit du compagnonnage : montrer à de jeunes artisans que l’on peut aussi être acteur, avoir un point de vue en tant qu’artisan sur la manière dont on vit aujourd’hui dans ses meubles. »
A Krefeld, trois musées en un
Le musée d’art de Krefeld, près de Dusseldorf, est composé de trois unités. Le Kaiser Wilhelm Museum, construit en 1897, et deux pavillons attenants, Haus Lange et Haus Esters, dessinés par Ludwig Mies van der Rohe entre 1928 et 1930 dans un style Bauhaus, à la demande de deux industriels de la soie, Josef Esters et Hermann Lange. Le tout forme, depuis les années 1970, l’ensemble des Kunstmuseen Krefeld (musées d’art de Krefeld), dirigé à ce jour par Katia Baudin.
Actuellement en réfection, ces deux pavillons de brique seront ouverts au public en janvier 2019, à l’occasion du cinquantenaire de la disparition de l’architecte Mies van der Rohe. Célèbre pour son slogan « Less is more », « Gott steckt im Detail » (« Dieu est dans les détails »), l’architecte est aussi connu pour son mobilier, dessiné avec sa compagne Lilly Reich : la chaise Barcelone, Brno ou MR20.
Auteur : Véronique Lorelle pour Le Monde
Vignette de l’article : Les étagères sont une édition Domeau & Pérès d’un mobilier imaginé par Sophie Taeuber Arp entre 1928 et 1930 pour sa maison à Clamart (aujourd’hui fondation Arp). VOLKER DÖHNE
Pertinence et intérêt de l’article selon designer.s !
***** Exceptionnel, pépite
**** Très intéressant et/ou focus
*** Intéressant, notamment pour ce bel exemple de maison d’édition
** Faible, approximatif
* Mauvais, très critiquable
(i) . Informatif