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**** La société de consommation est morte, vive la société de consommation

«Faire», frugalité, minimalisme… Les aspirations se déportent de «l’avoir» pour se concentrer vers «l’être». Mais notre société tourne-t-elle pour autant le dos à la consommation? Il se pourrait bien qu’au contraire elle en renforce les dimensions les plus néfastes.

Le patron du développement durable d’IKEA a fait sensation l’année dernière, quand il a lancé lors d’une conférence que le monde était arrivé à son «pic d’objets» en référence au pic de pétrole, soit le moment fatidique où le nombre d’objets que nous avons déjà consommés est supérieur à celui qu’il nous reste en stock. Une déconsommation inédite dans l’histoire des choses. Plus troublant, certaines denrées alimentaires seraient également en recul, si l’on en croit les chiffres annoncés en ce début d’année par plusieurs instituts de mesure des achats en grande distribution. En 2016, l’achat de produits de grande consommation et de produits frais aurait légèrement baissé en France. Les consommateurs seraient plus sobres (moins d’alcool), plus végétariens (moins de viande) et plus lactosceptique (moins de produits laitiers).

Serait-ce la fin de la société de consommation? Plutôt celle d’une certaine consommation, centrée sur l’accumulation de biens matériels. Car la consommation s’est depuis déplacée vers les expériences et l’immatériel. En tout cas, sous certaines lattitudes et dans certains groupes sociaux privilégiés. Le sociologue Dominique Desjeux, professeur d’anthropologie sociale et culturelle à l’université Paris-Descartes et spécialiste de la consommation, passe beaucoup de temps dans les économies de rattrapage où émergent de nouvelles classes moyennes: «Une des aspirations de ces classes moyennes inférieures dans la plupart des pays émergeants reste d’obtenir des livings, des tables, des chaises et une cuisine aménagée avec des appareils électroménagers», remarque-t-il. Habitué à étudier les consommateurs au Brésil, en Turquie, en Chine, le chercheur se penche d’abord sur les biens matériels :

«Je regarde le secteur électroménager: aspirateurs, réfrigérateurs, ainsi que les machines à cafés. Parce que le café est un grand indicateur statutaire des classes moyennes, dans beaucoup de pays où le thé est la boisson de base».

A l’inverse, chez les classes moyennes des pays anciennement équipés, «les biens matériels restent toujours statutaires, mais leur statut a baissé. Il y a quarante ans, manger du saumon, c’était de l’hyper luxe, aujourd’hui on peut en manger tous les jours. Les biens matériels subissent comme une décote statutaire, puisqu’ils deviennent communs à tout le monde. Le statutaire se déplace vers les services». Il faut donc utiliser d’autres indicateurs pour repérer les différents de statuts sociaux. «Je cherche trois choses pour savoir s’il y a des classes moyennes dans une ville ou un quartier: des services de type Velib’, des salles de sport et des rayons d’alimentation pour animaux domestiques dans les supermarchés.»

Sorties, voyages, «faire» : les expériences sont-elles les nouvelles choses ?

Une étude publiée l’année dernière par le site Bloomberg à partir des 600 premières entreprises européennes –classées selon qu’elles proposaient des voyages, des loisirs, des expériences ou des biens matériels– a montré la plus grande performance des premières sur les secondes. Qu’il s’agisse de chaînes de restaurants ou de compagnies aériennes, celles qui vendent des expériences et des souvenirs ont plus de réussite que celles qui vendent des objets. En France, l’un des marchés qui pourrait croître sur cette contradiction d’une dé-consommation marchande est celui du «faire». Une étude de l’Observatoire Société et Consommation (ObSoCo) a récemment mesuré la fréquence et la diversité de la pratique des loisirs créatifs par les Français, collant ainsi à la vogue urbaine des «Makers» et du «Do it Yourself». Le paradoxe est instructif: le «faire» porte à l’origine une philosophie de déconsommation, puisqu’il s’agit de réparer ou de faire soi-même ce qu’on achetait auparavant auprès de la grande distribution. De plus, les faiseurs ou makers tirent un bonheur spécifique de ces activités, qui redonnent un sentiment de maîtrise et d’autonomie à l’individu. L’étude constate que le marché du «faire» pourrait s’évaluer à 95 milliards d’euros, tiré en particulier par les marques qui proposent aux faiseurs les outils et l’infrastructure nécessaires. «Et si l’avenir de la consommation ne passait plus par L’AVOIR, mais par le “FAIRE”?», interroge le document de présentation de l’étude.

Quant aux «consommations émergentes» portée par l’économie dite collaborative des grandes plateformes numériques comme Airbnb, elles nient la plupart du temps leur caractère marchand et passent pour d’agréables expériences entre amis ou semblables. Les plateformes ont constitué «une opportunité d’extension du périmètre de la sphère marchande» à des pratiques anciennes comme le marché de l’occasion, l’autostop ou l’échange informel de coups de main, note Philippe Moati, fondateur de l’ObSoCo et codirecteur avec Dominique Desjeux de l’ouvrage collectif Consommations Émergentes (Editions Le Bord de l’eau), dont le sous-titre pose prudemment la question de la possibilité de la «fin d’une société de consommation», et non pas de la société de consommation.

Car c’est un vaste jeu d’attraction-répulsion qui commence à se nouer entre les (post-)consommateurs et les (non-)marques. Pour coller à ces nouvelles attentes et répondre au supplément d’âme que recherchent les consommateurs, certains distributeurs de biens matériels se sont fait une spécialité de renoncer, en apparence, au fétichisme de la marchandise, ou même de critiquer ouvertement ce dernier. Dans un article du même ouvrage, Olivier Badot (ESCP Europe) écrit que la critique de la consommation est devenue elle-même une expérience de consommation, dans des magasins qui mettent en scène une sorte de «marketing du dé-marketing», par la «rusticité des matériaux, l’optimisation des fonctionnalités des produits, la réduction de l’assortiment, une politique de prix concentrée, des ambiances de point de vente austères».

Minimalisme, hygge: le moins est-il le nouveau plus ?

La nouvelle société de consommation est plus centrée sur les désirs d’expression de l’individu. Elle est aussi plus perverse dans sa relation au bonheur. Car la quête du bien-être est une recherche encore plus insatiable que celle de l’accumulation d’objets. Comme s’en amuse un texte de Kyle Chayka paru dans le New York Times magazine, l’obsession pour l’alimentation frugale, le design et le mode de vie minimalistes, le rejet des objets et le consumérisme conscient masquent un étrange paradoxe. L’injonction au minimalisme ascétique a pour conséquence de «générer de nouveaux modes de consommation, un véritable excès de moins. Ça n’est au final plus du tout minimaliste», écrit l’auteur, et s’apparente surtout à nouvelle façon ingénieuse de dépenser de l’argent et de se distinguer selon une logique inversée: «plus vous êtes riche, moins vous possédez».

La «détox» occasionne ainsi de nouveaux achats, le yoga devient un poste de dépenses supplémentaire et la méditation pleine conscience se facture en manuels, en séances et en temps passé sur des applis spécifiques. Quant au «hygge», la nouvelle sagesse-star du bonheur importée du Danemark, elle devient rapidement best-seller en librairie et se décline en couvertures de magazines. Le spécialiste danois du hygge conseille, parmi d’autres astuces, de partir à la montagne pour se vider l’esprit –sachant que 8% des Français vont aux sports d’hiver une année sur deux.

Dans un essai paru il y a plus de dix ans, Le bonheur paradoxal, Essai sur la société d’hyperconsommation, le philosophe Gilles Lipovetsky s’amusait déjà de ces contradictions qui émergeaient: «tout semble opposer diamétralement la conception du bonheur matériel et celle du bonheur spirituel», car «l’une met l’accent sur l’acquisition des biens marchands, l’autre sur le perfectionnement de la conscience; l’une donne la priorité à l’avoir, l’autre à l’être.» Mais, ajoute-t-il, on n’attend pas de ces philosophies qu’elles nous dépouillent de notre moi envahissant ou nous délivrent de «nos vains appétits», mais au contraire qu’elles nous procurent «tout à la fois réussite matérielle et paix intérieure, santé et confiance en soi, puissance et sérénité, énergie et tranquillité, autrement dit le bonheur intérieur, sans qu’il y ait besoin de renoncer à quoi que ce soit d’extérieur (confort, succès professionnel, sexe, loisirs).» On passe de plus d’une méthode à l’autre, d’une école de pensée à la suivante, selon une attitude très consumériste.

«Les biens désirables sont ceux que le progrès technique ne peut plus offrir»

Pour autant, on ne peut tout réduire à de nouvelles stratégies consuméristes et de distinction dans cette aspiration à la frugalité, nuance Dominique Desjeux.

«Pour une partie de la population, il peut s’agir d’une idéologie de retrait du monde, qui considère comme impure la consommation. Dans la frugalité, il est difficile de faire la part de ce qui relève de l’idéologie ou de la psychologie et de ce qui est statutaire».

On ne sait par exemple pas vraiment si des causes uniques expliquent la déconsommation des produits alimentaires observée en France l’année dernière: quand une partie de ces achats a pu être compensée par une montée en gamme (consommer moins ou autant, mais mieux), une autre partie de cette baisse est due à la crise. Les biens matériels n’ont ni tout à fait disparu de l’équation, ni tout perdu de leur potentiel classant. C’est surtout le cas aux extrémités du spectre social. Évidemment, chez ceux qui manquent du minimum de biens et de sécurité matériels. Symétriquement, si on fait un détour par le sommet de la pyramide sociale, là où se niche le 1% et plus encore le 0,01%, on retrouvera une culture de consommation intensément matérialiste. Les sociologues Luc Boltanski et Arnaud Esquerre viennent ainsi de publier Enrichissement, une critique de la marchandise, dans lequel ils se concentrent sur les biens matériels consommés par les ultrariches, des grands crus aux voitures de luxe.

Mais l’essentiel est peut-être ailleurs. Selon certains observateurs, le passage de la recherche de l’abondance matérielle à une vie satisfaisante sur les plans émotionnel, social, spirituel, pourrait nous faire basculer dans un monde social encore plus compétitif. Ce passage des marchandises aux êtres et à leurs pratiques était déjà annoncé dans La société de consommation, le célèbre livre de Jean Baudrillard dont le titre est devenu une formule passe-partout, parfois employée à contresens. Car que dit Baudrillard dans son célèbre livre? Que la consommation est un rapport social plutôt qu’un empilement infini d’objets. L’impératif de faire mieux que ses voisins n’a pas disparu; simplement, cette distinction ne passe plus par l’ostentation, tombée en disgrâce, ni par le fait de «rivaliser avec vos voisins en essayant d’imiter mieux qu’eux le style de la catégorie sociale juste au-dessus», s’amuse David Brooks, l’auteur des Bobos. Au contraire, une dynamique du «moins» doit orienter cette nouvelle guerre froide et invisible du statut: «Vous devez être légèrement plus décontracté que votre voisin. Votre mobilier doit être légèrement plus rustique. Vos vies doivent avoir une plus grande patine de simplicité […] Vos chaussures ne devront pas être des escarpins super-chics: ce seront des mocassins simples mais chers de chez Prada».

Dans ce nouveau code de la consommation, «vous devez apprendre à vous trouver en reste avec les voisins». De quoi nous faire regretter le bon vieux «Keep up with the Joneses», quand la consommation se donnait fièrement en spectacle entre des concurrents qui tentaient avec un enthousiasme naïf de rivaliser avec leurs voisins? Dans son essai d’histoire économique Le monde est clos et le désir infini, Daniel Cohen souligne le trait le plus angoissant de la nouvelle société de consommation. Pour inégale qu’elle fut, la société industrielle régulait la question de la concurrence entre les individus «en fabriquant la promesse d’une société d’égalité grâce à l’accès aux biens matériels, tout en maintenant une organisation hiérarchique de la production qui laissait chacun à sa place.» Les individus étaient inégaux en tant que travailleurs, mais pouvaient espérer faire partie d’une vaste classe moyenne de consommateurs en achetant un logement, des biens électroménagers et une ou deux voitures. Ces biens matériels se sont généralisés et banalisés, et la compétition sociale s’est détournée sur d’autres terrains:

«La caractéristique nouvelle de [la société] qui lui succède, est de perdre progressivement l’élément médiateur qu’est la marchandise pour ne plus devenir qu’une société de communication.» Dans cette nouvelle société des signes, «les biens rares, désirables, sont ceux que le progrès technique ne peut pas offrir: les relations sociales, les appartements les mieux placés, les meilleures écoles pour les enfants, des lieux de villégiature agréables…»

La nouvelle société de consommation a encore de beaux jours devant elle.

Auteur : Jean-Laurent Cassely pour Slate

Vignette de l’article : Publicité via The Fashion Timeline

Pertinence et intérêt de l’article selon designer.s !

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