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Les frères Campana, stars du design brésilien

Avec leur mobilier et leurs objets excentriques et baroques, Humberto et Fernando Campana sont devenus en quelques années les ambassadeurs du design brésilien. Et des figures de proue sur la scène internationale.

Fidèles à leurs racines depuis leurs débuts à São Paulo, ils ont toujours été, dans leurs créations, d’ardents défenseurs du recyclage de matériaux “ pauvres ” transcendés dans des formes contemporaines et un assemblage sophistiqué. Réalisé avec des déchets de bois industriels cloués et collés à la main, la Favela Chair, éditée en 2003, en est un bel exemple. Depuis 2012, ils sont associés à Louis Vuitton pour la création de pièces dans la collection Objets nomades. Un cabinet de voyage et, cette année, un fauteuil, tous les deux suspendus et inspirés par les traditions de leur pays et l’exubérance verticale de la forêt amazonienne. Dépaysement garanti.

Quelles envies et quels désirs vous ont amenés au design ?

Humberto Campana : Quand j’étais enfant et qu’on me demandait ce que je voulais devenir quand je serais grand, je répondais : Je veux devenir un indigène, vivre en Amazonie, faire des maisons dans les arbres et créer des objets en bois, en peau et en feuilles. J’ai toujours eu la passion du travail manuel.

Fernando Campana : Adolescent, je voulais devenir astronaute. J’adorais les séries de science-fiction qui passaient à la télé, comme “ Perdu dans l’espace ” ou “ Au cœur du temps ”. C’était aussi l’époque des missions Apollo 11, 12 et 13.

Quelle a été votre formation ?

H. C. J’ai fait des études de droit, mais je n’ai jamais exercé parce que j’ai tout de suite commencé à faire des sculptures en métal.

F. C. J’ai fait des études d’architecture, mais j’ai été très tôt intéressé par le design. Dans les années 70, l’architecture était très mal vue au Brésil. On était sous la dictature militaire. Oscar Niemeyer et Lina Bo Bardi, les deux architectes les plus importants de l’époque, étaient communistes. Du coup, pour les militaires, être architecte c’était être communiste. C’est ce qui m’a poussé à me réorienter vers le design.

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Quelle est votre plus ancienne émotion suscitée par un objet ou une pièce de mobilier ?

H. C. Ma famille avait des verres en cristal Baccarat que j’avais l’habitude de mettre face à la lumière du soleil pour voir la réflexion des couleurs dans la transparence du verre. Je ne m’en lassais pas, je trouvais ça fascinant. F. C. J’adorais une paire de fauteuils d’un designer inconnu des années 60 que mon père avait chez lui. Je les ai toujours chez moi aujourd’hui.

Avez-vous un processus créatif privilégié ?

H. C. Parfois, je pars du travail sur un matériau. Et d’autres fois, quand je voyage en avion, je commence à dessiner sur les nappes du plateau. Ça dépend de mon état d’esprit. F. C. Comme j’ai eu une formation d’architecte, j’ai besoin de dessiner. Mais c’est le matériau qui va déterminer ce que deviendra la pièce. Une chaise, une commode. La passion pour le matériau, c’est quelque chose d’essentiel dans mon travail et dans ma vie quotidienne. Ensemble, on travaille dans un processus qui n’a pas de début ni de fin. C’est toujours circulaire. L’un de nous a l’idée de départ et puis l’autre la travaille sur un matériau et, au bout du compte, nous nous mettons d’accord avec un résultat intéressant. Et parfois aussi, mais rarement, nous restons en désaccord.

Quelle a été votre inspiration pour les pièces Maracatu et Cocoon avec Louis Vuitton ?

H. C. Maracatu est le nom d’une danse traditionnelle de l’État de Pernambouc dans le nord du Brésil, où les danseurs tournent sur eux-mêmes comme des derviches. Ils portent de grandes perruques faites de petits morceaux de papier scintillants. Comme les danseurs, le cabinet de voyage Maracatu, qui est suspendu au plafond, peut tourner sur lui-même. Pour Cocoon, l’inspiration vient des formes de la nature et de la forêt amazonienne. La nature est vraiment importante pour nous. Quand nous débarquons dans une ville, nous adorons découvrir son jardin botanique. Que ce soit à New York, Londres ou Naples, peu importe.

Comment s’est passée la collaboration avec les artisans de Vuitton et la phase de production ?

H. C. C’était fantastique. Travailler avec une marque de luxe exige d’être attentif au moindre détail, la couleur de la fermeture Éclair, la longueur des languettes ou le poli des attaches. Notre travail intègre l’idée de transformation et de réinvention. Le cabinet de voyage Maracatu, par exemple, qui utilise des languettes de cuir récupérées dans les découpes d’atelier, est à la frontière de la tradition et de l’innovation. Tout au long de la production, on a été impressionnés par l’habileté des artisans à sélectionner les teintes de cuir et assembler chaque pièce dans des tons légèrement différents, ce qui donne un bel effet de profondeur. Cocoon mixe l’artisanat et la haute technologie, ça nous a demandé trois ans pour trouver la bonne manière de fixer le cuir sur la structure réalisée par 3D en stéréo-lithographie. Chaque pièce est le résultat d’un processus à la fois long et très riche.

Quels sont vos objets nomades à vous ?

H. C. Je voyage toujours avec un carnet de croquis et un feutre pour noter tout ce qui m’inspire. F. C. Pareil pour moi et je n’oublie jamais non plus ma boîte d’aquarelles, parce que j’aime ajouter une touche de couleur à mes dessins.

Vous associez le luxe et le recyclage, une voie d’avenir ?

H. C. Dans notre travail, le recyclage est aussi celui des traditions d’artisanat menacées que nous voulons sauver de la disparition en les valorisant dans le luxe. On travaille pour cela avec des ONG qui aident les communautés démunies. Au Brésil particulièrement, je pense que le luxe est étroitement lié à l’artisanat et au recyclage.

F. C. Dans le cas de Vuitton, les restes de cuir que nous avons utilisés pour le cabinet Maracatu sont déjà très luxueux. Ils proviennent de très beaux sacs à main. Donc on peut dire que nous recyclons le luxe.

Parfois, le côté brut de vos pièces cache un artisanat très raffiné…

H. C. Je nous vois comme des alchimistes, on adore transformer des objets et des éléments très simples en objets de luxe. Notre défi principal est de transformer un matériau très banal et de lui apporter de la noblesse. C’est comme lui donner une deuxième vie.

Cet attrait pour le recyclage a-t-il toujours été présent chez vous ?

H. C. Le début de notre carrière est une parfaite illustration de la devise la nécessité est la mère de l’invention. Nous n’avions pas d’argent et nous ne pouvions nous acheter des matériaux très coûteux. Personne ici au Brésil ne voulait éditer notre travail. On a mis sur pied un petit studio à São Paulo où nous sommes toujours aujourd’hui. On y a apporté tous les matériaux bon marché qu’on trouvait dans les rues ou dans les marchés populaires pour les transformer en chaises ou en lampes. La seule chose que nous ne voulions pas faire, c’était travailler avec des bois précieux de la forêt amazonienne. À l’époque, le design au Brésil était encore synonyme de travail de l’acajou ou du jacaranda. C’était une direction que nous voulions éviter, en nous concentrant sur des matériaux durables.

F. C. Dans le recyclage, il y a l’idée de mélange. À l’image de nos racines brésiliennes. La culture indigène se mélange aux influences africaines, européennes et asiatiques. Nous, on veut revendiquer ce mélange de cultures dont une partie des Brésiliens ont toujours honte, alors que c’est justement la richesse du pays. Nous avons commencé à parler un autre langage en associant le Brésil à autre chose que le foot, la samba et le carnaval. On a donné une nouvelle impulsion à la culture brésilienne.

Vous voyagez beaucoup à travers le Brésil ?

F. C. Cette année, nous avons beaucoup voyagé pour un documentaire que nous réalisons sur nos contacts avec les communautés villageoises du nord du Brésil. On travaille à un projet qui utilise la broderie avec une communauté très reculée dans la région de la rivière San Francisco. Demain, je vais dans une autre région pour un travail de poterie. L’artisanat au Brésil est vraiment très riche en quantité et en qualité. Mon frère et moi passons beaucoup de temps avec les artisans. On trouve que c’est important d’apprendre avec eux et de développer de nouveaux objets, pour franchir une autre étape vers plus de maturité dans notre carrière.

Êtes-vous sensibles ou intéressés par la manière dont les gens utilisent vos objets, et comment ils s’intègrent dans leur quotidien ?

H. C. Parfois nos objets posent des questions : comment s’asseoir, comment bouger autour, comment les manipuler. Parfois ils s’intègrent tout de suite dans le quotidien, parfois ce n’est pas le cas. On ne s’en préoccupe pas vraiment. Ainsi, la pièce Zig Zag que nous avons conçue pour être un paravent a inspiré bien des fonctions. Moi-même, j’en ai un à la maison et je l’utilise comme porte-magazines.

F. C. Sur celui que j’ai chez moi, j’ai pris l’habitude de pendre des vêtements. H. C. Je pense que nos objets ne correspondent pas à une mentalité bourgeoise. Ils sont destinés à des gens qui ont envie de trouver de nouvelles manières d’utiliser le mobilier et de vivre avec quelque chose qui peut apporter de l’émotion et de l’art chez eux.

Où en est le design au Brésil aujourd’hui ?

H. C. En plein développement. Il y a beaucoup de jeunes designers partout dans le pays, même dans des endroits reculés, comme Bahia ou l’Amazonie. Étant donné qu’ils sont souvent inspirés par les racines de leur région, cela crée un ensemble très riche. À São Paulo, il y a une foire d’art et de design qui en est à sa troisième édition et qui augmente en public et en exposants d’année en année.

Votre travail est souvent produit en séries limitées, vous n’avez jamais été tenté par la production de masse ?

H. C. C’est justement le cas de la collection de mobilier dessinée pour la marque Alotof, qui constitue notre premier projet de mobilier à prix démocratique. F. C. On a aussi travaillé pour Alessi, ainsi que pour la marque de chaussures brésilienne Melissa.

Vous avez créé un fauteuil avec des ours en peluche qui ressemble à une accumulation d’Arman dans laquelle on peut s’asseoir. Le considérez-vous comme une œuvre d’art ou comme du mobilier que l’on peut user et fatiguer ?

H. C. C’est sans le moindre doute un fauteuil. Avec le temps, les ours en peluche s’aplatissent et ça devient très confortable. Cela vous donne aussi un confort émotionnel, de la tendresse parce que ces fauteuils dégagent de la tendresse, de l’affection, ce qui est très important de nos jours où l’on en manque. F. C. Ce fauteuil faisait aussi partie du décor d’“ Avenida Brasil ”, un soap opéra très populaire chez nous. C’est même devenu un personnage à part entière. Les gens se disputaient pour savoir qui allait pouvoir rester avec le fauteuil et, pendant une semaine, c’est même devenu le point central de l’intrigue.

Vous avez travaillé sur le paysage, des sculptures urbaines ou de la mode. Est-ce une manière d’éviter l’ennui ou de puiser de nouvelles idées ?

H. C. C’est pour ne pas s’ennuyer. Quand je reste juste dans une seule discipline, j’ai tendance à m’ennuyer. J’aime explorer d’autres champs et revenir à ma discipline avec une autre vision et un regard plus mature. C’est important d’investiguer d’autres domaines, je ne veux pas rester coincé dans une seule expression.

Qu’est-ce que le Campana Institute ?

H. C. On vient de le créer. Les débuts sont encore assez timides. Le projet a démarré dans une favela à São Paulo. Nous y proposons des formations pour apprendre à de jeunes défavorisés le recyclage et le travail avec les artisans. L’idée est de donner une autre dimension au design en réinventant l’artisanat. L’autre mission de l’institut est d’en faire un musée et des archives de notre travail. Pour le moment, ni mon frère ni moi n’y sommes impliqués. D’ici cinq ans, je compte m’y investir davantage parce que je veux préserver notre mémoire. Au Brésil, les gens n’ont pas de mémoire. On la détruit.

Author : Propos recueillis par Gilles BECHET pour http://www.lesoir.be/

Vignette de l’article : Photo DR.