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Les makers prennent leur design en main

Depuis la crise de 2008, toute une génération de trentenaires a émergé à Brooklyn. Leur credo : un business éthique et raisonnable. Plus qu’un mouvement, un état d’esprit qui est en train de naître aussi à Paris. Rencontres à l’occasion de la Design Week de New York.

Comme personne ne voulait de nous après la crise, on l’a fait nous-mêmes. Se retrousser les manches, “do it yourself”, c’est ça aussi l’Amérique. » Greg et Ian, de Fort Standard, ont la trentaine. Ils passent leurs journées à scier du bois en marcel, les cheveux gominés, et font partie des Makers, ces designers de Brooklyn dont parle tout le pays. Leur atelier est installé dans le quartier de Red Hook, face à la mer, dans d’anciens docks aux prix encore accessibles. Il jouxte un hangar qui compte une dizaine de scies à bois. Ce genre d’atelier est courant à Brooklyn. Il en existe pour le verre, le métal, la céramique. Ils ont contribué à la formation de cette nouvelle génération. Quand les deux hommes ont rendez-vous à Manhattan, là où bat le cœur du business, ils époussettent leurs cheveux et enfilent une veste. La semaine dernière, dans les vernissages de la Design Week, seuls leurs godillots les trahissaient. Leur sourire est enjôleur, leurs manières délicates. Brooklyn a réussi un mix inédit : coupeur de bois et “trendsetter”, céramiste et businessman.

Si vous demandez à un New-Yorkais ce qui est « hot in the city » il vous répondra Brooklyn. C’est là que ça se passe. Des centaines de Makers y habitent. Les plus chanceux sont installés le long de la mer, de Greenpoint au nord à Sunset Park, apprécié pour ses couchers de soleil. Ces anciens entrepôts rassemblent seize immeubles sur 600 000 mètres carrés. Ils viennent d’être rachetés par Jamestown, promoteur immobilier à succès, qui veut en faire une cité du design. C’est à Sunset City que s’est déroulée une partie de la New York Design Week sous l’égide de WantedDesign, créé par deux Françaises, Odile Hainaut et Claire Pijoulat. On y découvrait le travail des Brooklyn Makers. De quoi se meubler avec des créations réalisées à Brooklyn. Les filles clouent du bois, comme Ariele Alasko, et tordent le métal, comme Bec Brittain. « Dans les écoles d’art et dans les ateliers collectifs on peut toucher à tout », assure Luft Tanaka, céramiste, qui coud ses moules de cuir à la main. Cette effervescence créative caractérise le Brooklyn nouveau et touche aussi à un autre secteur clé, la gastronomie. Mast Brothers, un chocolatier, est en train de conquérir le pays. Le phénomène a pris tant d’ampleur que la chambre de commerce et d’industrie a officialisé le label Brooklyn Made en 2014, pour éviter les faussaires du Queens ou du Bronx. Les tour-opérateurs proposent même un Brooklyn Tour dans les prospectus, en passe de détrôner le célèbre Sex and the City Tour.

C’EST À MANHATTAN QUE VIVENT LES DOLLARS !

Retour à une certaine authenticité ou opportunité marketing ? Les deux ne sont pas inconciliables pour les Makers. Le duo de Nightwood est un pionnier de ce mouvement. Ry fabrique des meubles au style rétro et Nadia noue des tableaux et des couvertures très seventies sur ses métiers à tisser. Elles ont commencé en 2007 et affichent le style cool des Makers : salopette maculée de peinture et bonnet. Le tout vintage et sans marques apparentes. Ce que Brooklyn a de si spécial, elles le savent mieux que personne. En 2008, elles se sont installées sur la côte Ouest quelques mois, pour voir, puis sont rentrées dare-dare. « Brooklyn est un territoire au passé industriel important. C’est facile de trouver des outils et des matières premières, Brooklyn a encore une activité portuaire, ce sont les racines de Manhattan. Le vrai New York est ici. Les gens ambitieux, le rêve américain… l’histoire commence toujours à Brooklyn. » Les Makers qui ont débuté dans d’autres villes industrielles, Detroit ou Chicago, accourent : c’est à Manhattan que vivent les dollars. Quant aux looks, c’est un mélange : hippie, hipster, normcore (les sans-marques), que l’on pourrait résumer en un mot, hippcore. « Il y a en ce moment, continue Nadia, un parallèle avec Los Angeles. Ils ont toujours eu un mouvement hippie. A Brooklyn, c’est nouveau. C’est un signe, l’envie d’autre chose liée au yoga, au bio, à la méditation. » Impossible pour tous ces Makers de s’imaginer dans une entreprise à moquette grise à avaler des burgers OGM. Brooklyn, c’est aussi une vision inédite du rêve américain. Tous se voient grandir. Ils feront sous-traiter, peut-être, mais dans le Maine ou dans l’Oregon. Devenir Ikea ne les fait pas rêver. « Personne ne fait de la céramique pour devenir millionnaire ! » assure Virginia Sin, jolie céramiste d’origine chinoise, immigrée de la première génération. Elle passe ses week-ends à Greenpoint et veut lâcher son job de directrice artistique à Manhattan dans la publicité pour des cookies. Etre en phase avec soi-même, c’est aussi cette vérité qui séduit dans l’esprit Makers.

Ce mouvement intéresse d’ailleurs la presse nationale et glamour, comme le « Vogue » US, qui publie les Makers dans ses pages. Parmi eux figurent les futurs Starck. Ces quinze dernières années, peu de designers américains ont émergé sur la scène internationale. Tous étaient absorbés par les multinationales et retenus par un marché immense, à l’échelle d’un continent. Ils sont désormais libres et les choses vont changer. Ils parlent tous de l’Europe, et surtout de Paris, avec des étoiles dans les yeux.

Mais à Paris aussi ça bouge. En France, on retrouve cette philosophie du « do it yourself » – ou à plusieurs – dans les Fab Labs. Le MakerSpace ICI de Montreuil propose quatorze ateliers à louer sur 1 700 mètres carrés, de la menuiserie aux imprimantes 3D en passant par le relieur d’art. Ces initiatives se multiplient. A Maison & Objet, en janvier, les trendsetters mettaient en avant la tendance « Make », ou l’envie pressante de se réapproprier l’objet, de la matière brute au produit fini. D’en finir avec les intermédiaires et les invisibles. L’envie d’en venir aux mains pour en finir avec la crise.

Author : Sixtine DUBLY pour Paris Match

Vignette de l’article : Greg et Ian, le duo de Fort Standard, se sont installés dans d’anciens docks à Red hook avec vue imprenable sur Manhattan