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L’expo Zones de confort à Nancy : pourquoi le design n’est pas toujours confortable

Une sorte de grand totem bleu et rond, aux néons aveuglants, où sont posés cafetières, fers à repasser ou bouilloires. Ainsi commence l’intelligente exposition Zones de confort, à la galerie Poirel, à Nancy (jusqu’au 17 avril 2016), qui présente une partie des collections du CNAP (Centre national des arts plastiques.

Les commissaires, Juliette Pollet, responsable du design et des arts décoratifs du CNAP, et le duo de designers Gaëlle Gabillet et Stéphane Villard, alias GGSV, n’ont pas voulu retracer l’histoire du confort, mais plutôt apporter un regard subjectif et critique sur ce qui est, ou devrait être, l’un des objectifs du design : améliorer notre vie quotidienne.

Ils le font par des objets, dans un petit livret bien fichu imprimé sur papier journal, et à travers l’esprit d’à-propos d’une scénographie spectaculaire. La galerie Poirel est métamorphosée par une moquette sombre imprimée de motifs galactiques. L’angle entre le sol et le mur s’arrondit en un enveloppant effet de cocon ou d’écrin. Un jeu de couleurs froides et chaudes signale le passage d’une zone à l’autre. Et la première idée, justement, est de se demander si la mécanisation de la vie quotidienne libère ou asservit. L’inconfort psychologique, chacun l’éprouve parfois face à la multiplication des appareils et gadgets hyperspécialisés. Déjà, en 1958, dans son film Mon Oncle, Jacques Tati se moquait doucement de l’obsession moderniste de l’efficacité. « Pour rendre un objet pratique automatique, il faut le stéréotyper dans sa fonction et le fragiliser, écrivait le sociologue et philosophe Jean Baudrillard en 1968, dans Le Système des objets. S’il devient automatique, sa fonction s’accomplit, mais s’achève aussi : elle devient exclusive. L’automatisme est ainsi comme une clôture, une redondance fonctionnelle, expulsant l’homme dans une irresponsabilité spectatrice. C’est le rêve d’un monde asservi, d’une technicité formellement accompli au service d’une humanité inerte et rêveuse. » Au milieu de tous ces instruments dont l’apparente neutralité lisse veut signifier l’efficacité, Gaële Gabillet et Stéphane Villard ont posé un intrus à l’humour bouffon : une cafetière de Gaetano Pesce en forme de volcan.

Jean Baudrillard remarquait aussi que le design entretient des rapports étranges avec le confort. « Comme la révolution du capitalisme, celle qui met en place, dès le XVIe siècle, l’“esprit d’entreprise” et les bases de l’économie politique, la révolution du Bauhaus est puritaine, écrivait-il en 1972 dans Pour une critique de l’économie politique du signe. Le fonctionnalisme est ascétique. Ceci est lisible dans le dépouillement, l’épure géométrique de ses modèles, sa phobie du décor et des artifices, bref dans l’“économie” de son discours. »

A cet ascétisme s’oppose un autre mouvement, décrit par Edgar Kaufmann Jr, commissaire d’exposition au Moma dans les années 1950. Pour lui, l’idée du confort moderne est apparue au XVIIIe siècle en France, quand la cour de Versailles, profitant du vieillissement de Louis XIV, « a développé une attitude sans-gêne : des manières simples, mais courtoises et sans contraintes ». Ainsi, la position allongée, imitée du rituel du lever où le roi recevait dans son lit « est progressivement devenue le modèle du confort en public ».

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Le confort est indissociable des Lumières. Il est l’un des meilleurs bienfaits de la civilisation. A partir des années 1850, William Morris fait de cette quête « un véritable moteur » du design moderne, poursuit Kauffmann. Sa salle de séjour, dans un vieux manoir au bord de la tamise, « offre au regard une certaine détente, un bien-être, et on ressent l’atmosphère amicale qui y règne. Outre un réconfort visuel, cette pièce offre un réel confort matériel. Les murs froids en pierre sont isolés par des tentures et des tapis ; des sièges à haut dossier, qui structurent aussi l’espace, empêchent les courants d’air ; et s’affiche un goût pour le mobilier du XVIIIe siècle et pour les bibelots venus d’Orient utilisés comme éléments de décoration. Enfin, pour parfaire l’ensemble, deux chaises originales conçues par Morris dans son propre atelier (…) sont disposées. La “chaise Morris” a été très largement copiée et est même devenue le symbole du confort moderne qui s’est le plus vendu aux Etats-Unis pendant un demi-siècle. » (cité dans Design, l’anthologie, d’Alexandra Midal, éd. Cité du design de Saint-Etienne-Head).

Voilà peut-être pourquoi le design, lorsqu’il a commencé à s’affranchir du strict fonctionnalisme, a si bien réussi fauteuils et canapés. Zones de confort en montre un superbe choix, d’un fauteuil laineux de Jean Royère à une chaise longue de Maarten Van Severen, minimaliste et pourtant confortable. Car, fait rare dans une exposition de design, on peut essayer certains modèles. On est surpris par la fermeté de la banquette Togo, un classique conçu par Michel Ducaroy et toujours commercialisé. Le canapé Ploum des frères Bouroullec offre au contraire un moelleux incomparable, progressif, invitant à se prélasser longuement devant un bon film ou quelques épisodes d’une captivante série télé. Là encore, un intrus joue les trouble-fête : Le Pratone, ce siège-gag fait de brins d’herbe géant en mousse de plastique verte. Conçu dans les années 1960 par le Gruppo Strum (Giorgio Ceretti, Pietro Derossi et Riccardo Rosso), il se moque du « bon design » chic et épuré pour proposer des manières de s’asseoir moins conventionnelles.

La suite de l’exposition montre d’ailleurs comment les designers se sont peu à peu affranchis de l’idée du confort traditionnel pour explorer d’autres pistes, plus ludiques. Comme la récupération, avec un meuble de rangement de Tejo Remy, fait d’une multitude de tiroirs. Ou le détournement, avec un fauteuil des frères Campana constitué de peluches pour enfants. Ils ont aussi tenté d’adapter les appareils domestiques aux nouvelles postures. Un téléviseur Thomson, conçu par Philippe Stark et Ross Stevens, se penche sur le côté choisi par le téléspecteur pour lui permettre de mieux regarder l’écran en position allongée.

Pierre Paulin, célèbre auteur de fauteuils-champignons, de chauffeuses-langues et de chaises longues géantes, se désolait autrefois de voir certains de ses confrères oublier que le confort était la priorité du design. La fin du parcours lui donnerait presque raison. Car beaucoup d’objets contemporains semblent se faire l’écho d’une société précaire « tourmentée par l’imaginaire de la catastrophe », affirment les commissaires. Entre un chien-robot et un purificateur d’air, la peu hospitalière chaise Cloning, imaginée en 2008 par les 5.5, dont le dégradé de couleurs reflète les zones de pression du corps, témoigne avec ironie d’une époque où la froide objectivité des données chiffrées prend parfois le pas sur la simple poursuite du bien-être.

Exposition « Zone de confort », du 21 novembre 2015 au 17 avril 2016, Galerie Poirel, 3 rue Victor Poirel
54000 Nancy. Tel : 33 (0)3 83 32 31 25,www.poirel.nancy.fr.

Author : Xavier de JARCY pour Télérama

Vignette de l’article : Zones de confort, à la galerie Poirel, Nancy. Photo: XJ