Revue de presse » *** Pour redynamiser notre économie, nous devons conquérir notre souveraineté numérique

*** Pour redynamiser notre économie, nous devons conquérir notre souveraineté numérique

Quel est le rapport entre notre économie moribonde, notre Souveraineté Numérique, et les investissements massifs des USA dans l’armée et la conquête spatiale dans les années 40, 50 et 60 ? Aucun lien direct, en apparence… Par Gaël Duval, entrepreneur

Prenons un jeune geek des années 70, le dénommé Steve Wozniak, qui a co-fondé le géant Apple[1]. Son père, Européen émigré aux USA, travaillait alors pour Lockheed au développement de missiles, comme beaucoup des parents des amis geeks de Steve. C’est cette bande de joyeux drilles[2] qui a lancé l’industrie de l’informatique personnelle: la concentration d’ingénieurs de haut vol dans cette partie du monde était un terreau fertile au développement technologique. C’est dans cette région que sont nés la plupart des géants privés du numérique.

400.000 personnes pour le projet Apollo

C’est le résultat, presqu’un « effet de bord », de l’effort d’investissement américain dans le développement de technologies, qui été colossal à partir des années 40 : le projet nucléaire Manhattan a employé 130.000 personnes. Le programme spatial Apollo a engagé 163 milliards de dollars et 400.000 personnes. Avec à la clé des retombées technologiques importantes : matériaux, électronique, informatique.
Et pourtant… tout avait « si bien » commencé sur notre continent : la première révolution industrielle, rendue possible par le développement fulgurant de la science et la victoire du rationalisme contre l’obscurantisme, a eu lieu en Europe. La majorité des scientifiques, les meilleurs ingénieurs, les inventions majeures… c’est l’Europe qui les a vu naître. Y compris en informatique : Alan Turing en a jeté les bases théoriques. John Von Neumann, né en Ukraine, a créé l’architecture de l’ordinateur moderne… mais il avait déjà émigré aux USA.

Attirer les talents

Car les États-Unis ne se sont pas contentés d’investir massivement. Ils ont aussi attiré les talents, et de manière industrielle à partir de 1945 : l’opération « PaperClip » leur a permis, à partir de 1945, de faire main basse sur les technologies allemandes et sur plus de 1.600 scientifiques allemands. En 1945, les USA nous ont libérés du joug nazi, et protégés de la menace communiste. Mais l’Europe tout entière a perdu la guerre.

Et cette histoire un peu ancienne retentit violemment sur notre vieille Europe aujourd’hui. Empêtrée dans son incapacité à s’unir et à s’harmoniser, anxieuse de la mondialisation, regardant dans le rétroviseur de son passé idéalisé, elle n’a eu de cesse depuis 40 ans de mettre des rustines sur son économie en mutation profonde. En France après la guerre, afin de réussir à atteindre l’autosuffisance alimentaire, le monde agricole a été poussé à muter rapidement pour davantage d’efficacité. Résultat, ce secteur représentait plus de 50% des actifs en 1945, mais seulement 4% en 2017. L’industrie lourde a suivi le même chemin : indispensable pendant la reconstruction, elle s’est fortement rationalisée, ou s’est éteinte par manque de compétitivité.

La France spectatrice

Tout ceci aurait pu s’accompagner d’une mutation, vers des emplois à plus grande valeur ajoutée : la création de valeurs s’est déplacée à partir des années 80 vers le numérique. Et tout s’accélère : le monde de demain est en train d’être inventé par Facebook, Google, Tesla, Amazon… Pendant ce temps, en France, nous sommes spectateurs et suiveurs de cette nouvelle révolution, en rien des acteurs. Nos dirigeants auraient-ils manqué de clairvoyance ?

Surveillance d’internet

Se sentant pousser des ailes, les États-Uniens, notamment, ont lancé des programmes massifs de surveillance d’Internet, comme le programme PRISM, révélé par Edward Snowden en 2013. Il fiche et trace tous les habitants de la planète via leurs activités Internet et leurs communications GSM. Rien que ça. D’autres actions d’États sont avérées, comme l’utilisation de vers informatiques : « StuxNet » en 2010 a pu faire dysfonctionner avec succès et à distance cinq sites d’enrichissement d’Uranium en Iran. On peut aussi noter l’accord passé en 2004 entre la NSA et la société RSA Security LLC (qui crée les outils de chiffrement les plus utilisés dans le monde d’Internet) pour que cette dernière accepte d’utiliser un algorithme de chiffrement suspecté plus fragile et donc plus facile à casser.

Et vis-à-vis de leurs alliés, les USA ont démontré une surprenante disposition à la déloyauté : espionnage des dirigeants européens et du parlement européen, accès à des informations économiques leur offrant un avantage compétitif, au détriment de notre économie et de nos emplois. Le sens de la pente ? Une anecdote…

Des logiciels propriétaires au coeur de l’Etat

En 1998, fraîchement diplômé, je sentais déjà les enjeux énormes du numérique et de son pouvoir naissant sur le monde moderne. C’était une époque où le déjà-géant Microsoft s’infiltrait rapidement dans nos foyers et administrations avec ses logiciels fermés. C’est pour cette raison que j’ai créé le système Linux-Mandrake : il fournissait une alternative crédible, au code source ouvert. Et j’ai pu constater, par son adoption importante et l’enthousiasme qu’il a suscité (et suscite toujours), à quel point il répondait déjà à l’époque à un besoin de conquête de nos outils numériques.

En 2001, un ministre délégué à l’Industrie est venu nous rendre visite à Paris, chez MandrakeSoft. Il fut stupéfait d’apprendre qu’un grand nombre de logiciels utilisés à divers étages de l’État, de nos installations sensibles et de la défense étaient des logiciels propriétaires qui pouvaient éventuellement transmettre de l’information sensible à des correspondants malveillants, voir permettre une prise de contrôle distant. Il espéra un instant un démenti des conseillers qui l’accompagnaient. En vain.

Depuis plus de quinze ans, la situation ne s’est pas améliorée, bien au contraire. Aujourd’hui quand nous utilisons des logiciels de Microsoft, de Facebook ou de Google, nous envoyons massivement des devises à l’étranger (plusieurs milliards par an pour la France), nous limitons notre production de richesses en France et en Europe, nous subissons les pertes d’emplois induites par la digitalisation, sans créer en retour ceux nécessaires au développement des outils numériques, et nous envoyons des données personnelles, confidentielles voir sensibles.

Tout ceci est le résultat d’un aveuglement et d’une inconséquence totale de nos dirigeants, de nos élites, de nos intellectuels qui depuis plusieurs décennies préfèrent préserver leurs intérêts à court terme plutôt qu’agir pour créer le monde de demain au profit de l’intérêt commun. Mais c’est également le fruit d’une responsabilité collective, celle de l’acceptation passive. La paresse et l’allégeance sont moins fatigantes que l’action[3].

Que faire ?

Concrètement, que faire ? La création de valeurs dans l’industrie et les services modernes passe aujourd’hui par le numérique et, de plus en plus, par l’intelligence artificielle. Tous les domaines socio-économiques se métamorphosent en profondeur, y compris la santé, l’agriculture, l’énergie, la banque-assurance, … Comment un projet industriel majeur pourrait-il dorénavant se passer d’une expertise profonde et d’une maîtrise totale de toute la chaîne numérique, du silicium aux outils en ligne, des algorithmes, de la confidentialité des données ?
Pour l’avenir de nos sociétés européennes, pour l’emploi de demain, pour nos enfants, nous devons aujourd’hui prendre conscience de cette situation, avec ses risques et ses opportunités. Prendre le taureau par les cornes.
Faut-il se fermer au reste du monde, se replier sur soi, voire ne plus utiliser les produits technologiques vus comme des fils de Satan ? Certains le proposent. Ce serait assurément le meilleur moyen de finir de nous achever collectivement. Il faut se réveiller, prendre conscience de nos forces immenses, des talents et de la créativité dont nous disposons. Nous devons à la fois mener des actions à court terme et établir une stratégie à long terme, embrassant tous les fronts :

? Favorisons l’émergence de notre propre culture numérique, liée à nos projets de Société. Elle doit devenir omniprésente : dans les écoles, de la maternelle à l’Université (en 2017, il n’existe toujours pas d’agrégation en informatique !), dans les médias, dans la création artistique, au cinéma, au théâtre même ! Hollywood a compris ces enjeux depuis longtemps.

. Maillons nos territoires d’infrastructures de réseau ultra-performantes, en fibre optique et par voie hertzienne.

. Attirons les talents, renforçons notre recherche dans les domaines du numérique : intelligence artificielle, informatique quantique, agents conversationnels, interfaces haptiques sont les prochains « Far West » du numérique.

. Favorisons l’émergence d’écosystèmes innovants et d’acteurs majeurs du numérique et de « l’industrie numérisée » en France et en Europe. De véritables acteurs et créateurs, pas des adopteurs-suiveurs. À court terme, de belles opportunités existent déjà.

. Favorisons l’utilisation des logiciels libres, au code source ouvert, seuls capables d’offrir les nécessaires garanties à nos services critiques. Ils peuvent être la base de nos créations et de nos innovations.

. Encourageons le développement de fonds d’investissement privés de taille importante, pouvant massivement investir dans la technologie et le numérique, afin de créer les « licornes » européennes de demain.

. Mettons en place une politique ambitieuse de chiffrement des données privées, et des lois équilibrées ne permettant l’interception des données privées que dans le cadre de procédures de justice.

? Plus généralement, mettons en place les outils et la législation propices à la protection de nos intérêts européens dans le domaine du numérique. Nous serons alors en mesure de nous mesurer aux autres continents.

Des succès européens

Les projets Ariane, Airbus, le GSM, sont des succès mondiaux. Galileo va l’être. Ils contribuent fortement à nos économies : ils ont pu démarrer, car quelques dirigeants volontaristes et visionnaires ont eu le courage de les initier il y a 40 ou 50 ans. Faisons de même pour la chaîne du numérique, afin de retrouver de la croissance et ne pas perdre notre indépendance géostratégique.

Doit-on pour autant tout attendre de nos États ? Certainement pas. Qu’ils investissent dans une éducation de haut niveau pour nos enfants, les créateurs de demain. Qu’ils favorisent le déploiement d’infrastructures numériques performantes. Mais surtout qu’ils jouent leur rôle de facilitateur en libérant totalement les énergies qui veulent s’exprimer et créer. L’esclave numérique se trouvera affranchi.

Un grand merci pour leurs contributions à Franck Lefevre et François Nemo.

Et aussi pour nos échanges constructifs à : Jean-Baptiste Kempf (Videolan), Stéfane Fermigier (Nuxeo, Président du GT Logiciel Libre et du Conseil National du Logiciel Libre (CNLL)), Tristan Nitot (Mozilla, CozyCloud), Jean-Paul Smets (Nexedi), Pierre Bellanger (Skyrock), Véronique Loquet (ALX-Communication).

Cet article est dérivé de mon chapitre plus détaillé : « From the Sovereign Operating System to the Sovereign Digital Chain », réalisé pour le CNAM dans le cadre de « History and Philosophy of Operating Systems, HaPop-3 Volume?—?Third Symposium for the History and Philosophy of Programming. » (en cours de relecture avant publication) et de mon article sur Medium sur le même sujet.

[1] CA 2016 215 milliards dollars, 115 000 employés

[2] La deuxième passion de Steve Wozniak était d’organiser des canulars

[3] « …l’esclave admire par une accoutumance infâme la force qui l’accable. » Pierre Drieu la Rochelle. MESURE DE LA FRANCE – La Revue Hebdomadaire (tome XI) – novembre 1922

Auteur : Gaël DUVAL pour La Tribune

Pertinence et intérêt de l’article selon designer.s !

***** Exceptionnel, pépite
**** Très intéressant et/ou focus
*** Intéressant
** Faible, approximatif
* Mauvais, très critiquable