Tomas Chamorro-Premuzic*, reconnu pour ses travaux liant profilage de personnalité et leadership, livrait en février 2017 The Talent Delusion , où il dénonce l’illusion du talent : ce sont les data, pas l’intuition, qui détiennent la clé du potentiel humain. Pas plus consensuel, il avance ici comment un certain quotient de curiosité serait un bien meilleur atout que le QI face à la complexité du monde.
INfluencia : en 2014, dans une tribune publiée sur le site de harvard business review, vous clamiez que la curiosité est aussi importante que l’intelligence. Selon vous, trois quotients cérébraux déterminent la capacité de l’homme à gérer la complexité, dont celui de curiosité. De quoi s’agit-il ?
Tomas Chamorro-Premuzic : le quotient de curiosité [QC] est équivalent à la soif de connaissance d’un esprit. Les individus qui ont un gros QC sont plus interrogateurs et plus ouverts à de nouvelles expériences. Pour eux, la nouveauté est excitante, et la routine, un ennui. Forcément, ils ne sont pas conformistes et génèrent beaucoup d’idées originales. Le QC n’a pas encore été étudié aussi profondément que le quotient intellectuel [QI] ou le quotient émotionnel [QE], mais nous disposons déjà aujourd’hui de certaines preuves de son importance dans la gestion de la complexité. Primo en permettant d’être plus tolérant face à l’ambiguïté, grâce à une pensée plus sophistiquée, plus subtile et plus nuancée. Secundo en débouchant sur un niveau plus élevé d’investissement intellectuel et d’acquisition du savoir sur la durée, spécialement dans les arts et la science. La connaissance et l’expertise permettent de faire des situations complexes des situations familières. Le QC est donc le principal outil pour apporter des solutions simples à des problèmes compliqués. Si le QI est difficile à coacher, le QC (comme le QE) peut, lui, être développé. Comme disait Einstein : « Je n’ai pas de talent particulier, je suis juste passionnément curieux. »
IN : la curiosité serait donc le meilleur atout face à la complexité du monde ?
TCP : nous vivons dans un âge où le monde n’a jamais été aussi compliqué. Cela est dû à la rapidité des avancées technologiques et à l’énorme réservoir d’informations que notre société entretient. Après, il faut quand même rappeler que les philosophes Leibniz au xviie siècle et Diderot au xviiie se plaignaient déjà d’un trop plein d’informations. Donc ce que nous connaissons aujourd’hui paraîtra sans doute insignifiant pour les générations futures. Ce qui compte, ce n’est pas la relative complexité de chaque ère, c’est la façon dont les humains vivent avec elle dans leur quotidien. La vraie question c’est : pourquoi certains sont-ils plus capables de gérer la complexité que d’autres ? Même si elle est évidemment dépendante du contexte, la complexité est déterminée par les dispositions cérébrales de chacun.
IN : la curiosité a donc trop longtemps été la forme d’intelligence du cortex préfrontal la plus mal considérée ?
TCP : elle a été sous-estimée parce que nous supposons presque naturellement que l’expertise et la capacité sont beaucoup plus importantes. Pourtant, la curiosité est cruciale pour justement acquérir cette expérience. Dans le monde actuel, ce que nous savons est moins important que ce que nous pourrions savoir ; le potentiel est la nouvelle performance de référence. Les emplois du futur sont difficiles à prévoir, et les individus qui performent bien au travail sont souvent moins compétents quand le contexte change et qu’ils sont promus. C’est pour cela que le potentiel compte plus que la performance.
IN : quelle société placerait la curiosité au même niveau que l’intelligence et l’émotion ?
TCP : une société qui aime apprendre, qui est passionnément curieuse et qui sait exploiter l’imagination et la créativité. Chaque grande invention a d’abord été une idée, mais chaque idée a commencé par une curiosité.
IN : un dicton français dit que « la curiosité est un vilain défaut », comme si elle était un vice intrusif…
TCP : je pense que nous vivons dans un monde de saturation de l’information. Paradoxalement, il n’a jamais été aussi facile d’être désinformé ou mal informé. Nous sommes tous capables d’atteindre le savoir, mais la distraction des informations triviales et l’addiction aux médias sociaux heurtent notre esprit critique et notre curiosité. Cela produit un sentiment d’assouvissement immédiat à un besoin, mais ne possède aucune valeur profonde pour la connaissance et ne challenge absolument pas l’intellect. Personne ne lit le Daily Mail par désir d’apprendre, mais parce qu’il s’ennuie et veut consommer de la news un peu trash sur les célébrités. C’est l’équivalent de se gaver de Pringels ou de Ben & Jerry’s. C’est pour cela que dans le futur, il y aura une plus grande demande de curiosité.
IN : dans le même temps, ne pensez-vous pas que les fake news et le contenu ultra-ciblé décidé par des algorithmes sont un boulet pour la curiosité ?
TCP : non, pas un boulet. Les deux confirment simplement nos attentes et nos préférences pour nous rendre encore plus fermés d’esprit. Les deux procurent un sentiment de confort parce qu’ils reproduisent ce que nous pensons, ce que nous savons, et nous maintiennent immergés dans notre bulle filtrée. Les algorithmes qui décident de nos flux d’infos sont la forme ultime du populisme digital.
IN : avec la neuroscience, l’industrie publicitaire cherche à cibler encore mieux les attentes en les anticipant. ne serait-il pas plus judicieux de fouiller dans nos cerveaux pour faire de la curiosité le premier levier d’engagement marketing ?
TCP : la neuroscience offre une compréhension plus profonde de nos comportements, mais le pont entre le comportement et les conséquences réelles nécessite plus de data et de théorie que ce que le cerveau permet d’observer. La neuroscience n’a rien apporté de plus dans la discussion sur la curiosité, elle nous informe juste sur les parties du cerveau qui s’allument quand nous apprenons. Ce sont les théories psychologiques et les données comportementales qui nous informent sur la curio sité, pas les scanners du cerveau.
IN : à quoi ressembleraient pour vous un marketing et une pub où la curiosité serait la première arme d’engagement massif ?
TCP : ils seraient plus personnalisés, plus pertinents, plus interactifs et plus engageants. Mais le marketing ultra-ciblé peut aussi être pernicieux, car il rend les gens curieux uniquement sur le court terme. Cela ne les aide pas à développer leur expertise. C’est comme le Daily Mail ou les pubs de Cambridge Analytica pour Donald Trump ; ils interpellent les gens et captent leur attention. C’est ce que veulent les publicitaires, ils se moquent de la curiosité si elle ne fait pas vendre.
(*) PDG de Hogan Assessment Systems et professeur de psychologie du travail à l’University College de Londres (UCL), auteur de The Talent Delusion: Why Data, Not Intuition, Is the Key to Unlocking Human Potenti
Auteur : Benjamin ADLER pour INfluencia
Vignette de l’article : illustration de Sylvie Bello
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