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**** Un totem pour Sottsass

L’architecte italien aurait eu 100 ans aujourd’hui. Son anticonformisme demeure une source inépuisable d’inspiration pour les innovateurs et les designers contemporains.

Il a quitté ce monde depuis bientôt dix ans mais son influence ne faiblit pas. Ses couleurs fraîches et ses juxtapositions improbables pour le groupe Memphis continuent à inspirer les jeunes designers — même si la plupart d’entre eux n’étaient pas nés lors des audaces, entre 1981 et 1987, de ce collectif considéré comme un mouvement esthétique majeur de la fin du XXe siècle.

Ettore Sottsass avait su redéfinir avec ses collègues de Memphis une ligne claire pour le monde du design après les interrogations de la décennie précédente. Son approche ludique et jamais superficielle se retrouve aujourd’hui dans les créations des frères Bouroullec ou dans celles du label danois Hay, qui s’apprête à lancer sa première collaboration avec Ikea.

Mais l’influence d’Ettore Sottsass, né il y a cent ans jour pour jour, ne se limite pas, et de loin, à l’univers du mobilier. C’est toute l’industrie de l’innovation qui bénéficie des apports de ce pionnier du design informatique, dont le parcours a été marqué par les deux guerres mondiales, le modernisme historique, la reconstruction d’après 1945, les mouvements beatnik, pop et hippie, le radicalisme des années 1970 et jusqu’aux bouleversements numériques du nouveau millénaire. A chaque époque, Ettore Sottsass a enrichi sa pratique du design sans jamais perdre son cap.

Né le 14 septembre 1917 – au moment des révolutions soviétique, dada et De Stijl –, il a été initié très jeune aux valeurs fonctionnalistes de l’école de Vienne par un père lui-même architecte. «On m’a mis un crayon entre les mains dès ma naissance», racontait-il volontiers. Il dessinera sans répit, presque tous les jours, pendant les neuf décennies suivantes.

En 1939, établi à Turin, il obtient son diplôme d’architecte au moment où la guerre éclate. Il est enrôlé dans les troupes italiennes et part au front mais ne cesse jamais d’observer les coutumes des contrées traversées par sa division, notamment dans les Balkans. Il assiste à l’effondrement de son pays, essaie de sauver sa peau et remplit des cahiers de croquis.

Quand la guerre prend fin, lessivé par les combats, il retourne à Turin et se cherche un emploi. Il épouse la philosophe et traductrice Fernanda Pivano, qui lui fera rencontrer quelques années plus tard Kerouac, Dylan et Ginsberg, et se consacre à la peinture. Il subsiste pendant une dizaine d’années avec peu de moyens. Passionné par les recherches de Le Corbusier, il préfère réaliser des stands d’exposition, des oeuvres graphiques et des petits objets, artisanalement, plutôt que de rejoindre une étude d’architectes qui lui demanderait de se plier au goût du moment.

C’est sans doute cette approche sans concession qui séduit Adriano et Roberto Olivetti, patrons du géant de la machine à écrire. Les deux businessmen sont épatés par cet artiste inconnu de 40 ans qui parle clair et qui applique, tout en les questionnant, les principes du mouvement moderne. Ils lui confient en 1958 le design de leur premier ordinateur, l’Elea 9003, en lui permettant d’intervenir en amont du projet. Malgré la taille imposante du matériel, et par souci d’ergonomie, Sottsass décide que les processeurs devront être intégrés dans des armoires à taille humaine, ce qui est nouveau pour l’époque. Par le dialogue, il réussit à imposer cette contrainte aux ingénieurs et inaugure du même coup un mode de collaboration qui lui servira dans tous ses projets suivants.

Réussite totale. Elea 9003 est couronné du prestigieux prix de design Compasso d’oro. La carrière de Sottsass est enfin lancée. Elle est brusquement interrompue en 1962 quand, après un long voyage en Inde qui change sa perception du monde, il apprend qu’il est atteint d’une maladie grave face à laquelle les médecins italiens se disent impuissants. Avec une aide financière de Roberto Olivetti, il est envoyé à San Francisco pour un long traitement et c’est là que sa vie bascule.

Depuis sa chambre d’hôpital et lors de ses premières sorties de convalescent, il découvre le mode de vie des beatniks. Il lit les revues underground et rencontre des étudiants contestataires. Encore sous l’influence de son périple indien, il publie un petit magazine avec les moyens du bord et prend en photo les intérieurs des premiers hippies, ces chambres souvent vides à l’exception d’une chaise et d’un matelas, dans lesquelles il voit un défi au consumérisme occidental. Sa conception du design en est transformée.

A 45 ans, il se trouve précisément à la moitié de son existence. Les 45 années qui lui restent à vivre lui permettront d’amener la pratique du design dans des territoires encore inconnus et de définir pour le designer une juste place entre la liberté créative, la responsabilité sociale et les impératifs du commerce.

L’expérience californienne a confirmé son intuition que le rôle du designer ne se résume pas à mettre ses compétences au service d’une entreprise privée. Il veut développer une approche plus globale du métier: questionner la standardisation, prendre en compte la dimension sensuelle des objets, intégrer de la couleur dans les machines de bureau, considérer les utilisateurs comme des individus complexes plutôt que comme de simples clients.

Il met en place avec le groupe Olivetti un mode de collaboration original, à mi-chemin entre le free-lancing et le rôle d’employé. L’entreprise accepte de lui payer un atelier collectif au 14 de la via Manzoni, à Milan, loin des usines d’Ivrea. C’est là que Sottsass réunit un groupe de jeunes designers qui passe ses jours et ses nuits à expérimenter, discuter de politique, renverser les idées reçues. Ils développent un mobilier de bureau informatisé qui favorise la collaboration et l’échange d’idées (le projet Synthesis 45). Ils imaginent une machine à écrire rouge vif et portable que les poètes pourront amener dans les champs au gré de leur inspiration: c’est la fameuse Valentine, commercialisée en 1969, considérée comme une icône du design et qui inspirera trente ans plus tard le travail de Jonathan Ive dans le développement de l’iMac.

La collaboration a toujours été au coeur de l’approche de Sottsass. Dans l’atelier de la via Manzoni, mais aussi avec les collectifs Global Tools, Alchimia et Memphis, il avait mis en place les conditions de vraies discussions. Il a exploré avec Alessandro Mendini la culture du kitsch et les créations vernaculaires des banlieues pour développer des objets inattendus et toujours rigoureux. Il a dessiné des boutiques pour la marque culte de vêtements Fiorucci et des services de table pour Alessi.

Ce nomade culturel, comme l’appelait sa deuxième femme Barbara Radice, a aussi façonné pendant plus de trente ans d’étranges objets de verre et de céramique, pratiqué l’écriture et la photographie, lancé des magazines, construit des maisons…

Loin de l’approche mécaniste, il a réinventé le design comme un langage humain ouvert sur la diversité du monde. Il est souvent considéré comme l’un des pères du post-modernisme mais on peut tout aussi bien le voir comme l’homme qui a redynamisé le mouvement moderne et qui a permis au fonctionnalisme viennois, celui que lui avait enseigné son père, de poursuivre son aventure dans le nouveau millénaire. Ettore Sottsass est décédé le 31 décembre 2007, à 90 ans.

Auteur : Pierre Grosjean pour https://largeur.com

Pertinence et intérêt de l’article selon designer.s !

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