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Comment réguler l’innovation ?

La loi et la réglementation jouent un rôle essentiel dans la société… pour protéger les citoyens, les entreprises ou l’intérêt général. Mais trop souvent, elles peinent à faire face au rythme des innovations, aux changements exponentiels induits par la technologie. Bien des mesures prises par les régulateurs peuvent être aussitôt défaites par un détournement imprévu (on se souvient notamment de la loi anti-Amazon, aussi vite obsolète que votée) ou une nouvelle innovation… Comment réglementer l’impression 3D d’armes à feu ? Comment gérer le conflit entre les taxis et les services de véhicules avec chauffeurs ? Comment légiférer pour prendre en compte l’évolution de la génétique dans la médecine ?

C’est à ces questions que s’intéresse un récent rapport de Deloitte rédigé par trois consultants du groupe.

Pour les experts du cabinet de conseil, les régulateurs sont en première ligne face à toutes les controverses technologiques qui posent à la société autant de nouveaux défis… Mais ils se retrouvent dans un exercice toujours plus difficile pour concilier la nécessité de protéger les citoyens et la nécessité d’éviter d’entraver l’innovation.

Pourquoi la régulation est-elle plus difficile ?

Pour les consultants de Deloitte, cinq tendances sont le moteur de ce bras de fer. Le rythme exponentiel du changement technologique (c’est-à-dire le raccourcissement du cycle des technologies) qui représente un nouveau défi de synchronisation : si vous régulez trop tôt, vous risquez de couper court à l’innovation (à l’image de la campagne que mène l’Electronic Frontier Foundation américaine contre un projet de loi Californien visant à délivrer des licences pour avoir le droit d’émettre une monnaie électronique comme le bitcoin), si vous régulez trop tard quand un service est trop généralisé, vous risquez de ne plus pouvoir le faire. Le développement de nouveaux modèles d’affaires à l’image de l’économie du partage qui perturbe les modèles d’affaires traditionnels et pose de nouvelles questions de réglementations. L’abaissement des barrières à l’entrée tant pour les fournisseurs de services et de produits que pour les consommateurs. L’abaissement très rapide des coûts de l’analyse du génome par exemple a changé très rapidement le paysage tant du côté des entreprises capables de le proposer que du côté des gens qui peuvent y accéder.

Or, bien souvent, le régulateur a tendance à ignorer un phénomène jusqu’à ce qu’il devienne massif. L’innovation est en concurrence frontale avec la réglementation, ce qui est un problème tant pour l’acteur public, qui réagit souvent trop tard, que pour les innovateurs, qui développent des modèles qui peuvent être défaits par la régulation, quand bien même leur volume d’affaires et leur base de clients sont devenus massifs – on pense notamment aux démêlés d’Uber en Californie autour de la requalification de ses employés indépendants en salariés. De l’autre côté, face à la démultiplication d’innovation, le régulateur à tendance à attendre que les innovations s’imposent pour réagir. Le problème est que ce phénomène peut aller très vite sans livrer de solutions par lui-même. En 2008, il y a seulement 7 ans, à ses débuts, Airbnb était une communauté de niche, bien loin des 30 millions de nuitées que la société réalise aujourd’hui.

Autre phénomène à prendre encore en compte : la montée des « écosystèmes d’affaires », c’est-à-dire, si l’on en croit ce concept développé par Deloitte, « des collectivités dynamiques et co-évaluant de multiples acteurs qui captent et créent de nouvelles valeurs par le biais de la collaboration et de la concurrence ». Les consultants de Deloitte évoquent là le phénomène des plateformes, à l’image de l’Apple Store.

Ces tendances déstabilisatrices rendent toujours plus difficile la régulation. Reste que pour les consultants de Deloitte, le remède doit s’inspirer du mal. « Les régulateurs doivent exploiter les tendances mêmes qui ont provoqué des perturbations et les utiliser comme un moyen pour moderniser les pratiques de réglementation et pour accroître leur efficacité ». Il devient essentiel pour les régulateurs de réfléchir de façon créative à leur activité de réglementation.

Vers une réglementation créative et contributive

Pour Deloitte, il est nécessaire de repenser la portée de la régulation. « A une époque de changements rapides, chercher à identifier tous les risques possibles pour les citoyens et les marchés puis créer des règles pour les atténuer est une tâche difficile et sans doute impossible. Cependant, les régulateurs peuvent travailler directement avec les citoyens pour réduire le temps de décalage entre le moment ou un nouveau service ou produit provoque des dommages à un consommateur et le moment où le régulateur découvre le préjudice. » Et les technologies numériques rendent cette conversation avec les citoyens plus accessibles, afin d’être plus à l’écoute de leurs préoccupations. Le rapport évoque le développement réalisé par l’agence américaine du Bureau de protection financier du consommateur qui a ouvert un bureau pour recueillir des plaintes en ligne et un numéro vert (le 311), permettant de faire remonter les plaintes des consommateurs à l’égard de services de prêts et de crédits notamment. Pour Deloitte, cette initiative montre l’importance du dialogue à engager avec les citoyens.

Le régulateur doit également être mieux informé des innovations, afin de ne pas être pris au dépourvu. Il doit se doter de moyens pour détecter les transformations à venir de la société pour engager un dialogue précoce avec les fournisseurs de produits et de services, et pas seulement avec les consommateurs. Pour cela, il doit développer ses capacités de détection, de veille de surveillance et d’analyse des évolutions à venir… peut-être en s’inspirant du programme Fuse mis en place par l’organisme de recherche en intelligence avancée (Iarpa) de la défense nationale Américaine : un programme de recherche qui vise à développer des méthodes automatisées pour anticiper le développement de l’innovation. L’enjeu est de comprendre les implications réglementaires potentielles des innovations en les identifiant plus tôt afin d’y réagir à temps, à l’image du département des transports américain qui a établi une première politique à l’égard du développement des voitures autonomes dès 2013, réagissant (seulement) 3 ans après la première annonce de Google. Pour cela, les organismes peuvent aussi conduire des expérimentations avec des innovateurs et des utilisateurs, afin de mieux comprendre les implications des changements à venir. Si le rapport n’évoque pas le terme de prospective ou le besoin de départements ou d’agences chargés de réfléchir à l’avenir, l’outil évoqué montre bien que c’est pourtant de cela qu’il est question. Reste à savoir comment l’articuler avec les services et comment produire de l’information pertinente pour éclairer les politiques publiques…

Plutôt que d’édicter des lois et des règlements, le régulateur a intérêt à publier des lignes directrices et documents d’orientation, comme l’a fait la Food and drug administration (FDA) à l’égard des applications de santé pour smartphone. Nombre d’industries travaillent à mettre au point ensemble leurs normes et principes afin qu’elles soient adoptées par le régulateur. Plutôt que d’être normative sur ce que les applications peuvent et ne peuvent pas faire, la Commission fédérale du commerce (FTC) américaine a mis en place des directives pour les consommateurs et les développeurs afin que les développeurs rendent facilement accessibles leurs politiques de confidentialité, recueillent le consentement explicite des utilisateurs avant de partager des informations sensibles. Pour la FTC, être trop prescriptif dans la régulation des applications mobiles risque surtout de rendre la réglementation rapidement obsolète. Ici encore, si l’intention du rapport est louable, celui-ci passe sous silence les limites de ces recommandations (voir notamment notre dossier sur les applications de santé) pour l’utilisateur.

Pour Deloitte, les régulateurs doivent enfin attirer et retenir des jeunes gens plus à même de comprendre le numérique et l’innovation, afin de ne pas devenir incompétents sur ces questions.
Diversifier les compétences internes des organismes de régulation et recruter des compétences différentes est un enjeu majeur pour l’administration, qui prend pour exemple le programme d’innovateurs en résidence de la Maison-Blanche.

Deloitte invite encore le régulateur à réformer ses modalités de consultation afin d’améliorer le processus d’élaboration de la réglementation et apporter de meilleurs résultats, notamment en développant une appréciation plus équilibrée des points de vue. Reste qu’ici, Deloitte se montre bien formaliste et souvent un peu lourd, avec des processus longs et compliqués qui éloignent les points de vue des individus isolés et peu argumentés au profit de groupes de pressions et d’intérêts établis, quand des groupes de travail rassemblant citoyens et parties prenantes peuvent également être efficaces. Les processus d’enquêtes, de recueil d’avis ou de commentaires établis que promeut le rapport sont souvent vulnérables aux groupes mobilisés et aux avis mal informés. Le rapport de Deloitte prend comme exemple les travaux du Centre pour la démocratie délibérative de Stanford et notamment sa méthode du sondage délibératif qui cherche à surmonter ces deux écueils et à faciliter l’acceptation des décisions prises. Ou encore Regulations.gov, un site qui permet aux citoyens de formuler des observations sur des projets réglementaires.

Autre piste qu’évoque encore le rapport de Deloitte : la réglementation collaborative, pour faire face à l’absence d’expertise du régulateur. Dans ce cas, le plus souvent, le régulateur désigne un organisme chargé de faire le travail, mais il peut également opter pour un modèle en partenariat, afin que plusieurs organismes collaborent à l’élaboration des règles. Deloitte évoque l’exemple de la réglementation relative aux drones que l’Agence fédérale de l’aviation a été chargée de mettre à jour qui a travaillé avec d’autres agences pour les mettre en place, via des groupes de travail. Pour Deloitte, l’enjeu consiste autant à identifier des alliés que de trouver les modalités pour que d’autres administrations s’engagent dans des processus collaboratifs. Les consultants évoquent ainsi le projet d’agence fédérale de la robotique initiée par le professeur de droit Ryan Calo, consistant à coordonner la régulation de la robotique tout en stimulant le secteur.

Bref, le rapport invite finalement le régulateur à être innovant lui aussi, à développer des méthodes privilégiant l’anticipation et surtout la concertation. A une époque où la législation a tendance à être de plus en plus émotionnelle, l’enjeu est effectivement d’importance.

Mieux s’assurer de la conformité à la loi

En plus du développement de règles, de normes et de lois, les organismes de réglementation doivent surveiller leur respect et prendre des mesures si celui-ci est bafoué. Grâce à l’accès à des outils d’analyse plus sophistiqués, les régulateurs doivent apprendre à mieux utiliser leurs ressources limitées, analyse encore le rapport du cabinet de conseil.

L’inspection réglementaire est un processus long et coûteux. « Les régulateurs effectuent des inspections aléatoires, ce qui a tendance à affecter les ressources de façon disproportionnée sur les non contrevenants et favorise les contrevenants dont la probabilité à ne pas être inspecté peut l’emporter sur le coût à se mettre en conformité avec la loi. » Bien évidemment, estime Deloitte, l’analyse de données pourrait améliorer le retour sur investissement du travail d’inspection en permettant de mieux identifier ceux qui sont à même de ne pas respecter la réglementation. Deloitte évoque bien sûr le travail du département d’incendie de la ville de New York et son application, FireCast, dédiée à l’identification des bâtiments à risque, qui rassemble de nombreuses données pour hiérarchiser les contrôles à effectuer par ses agents. Pour Deloitte, les administrations doivent recruter les compétences nécessaires pour analyser les données, à l’image du poste de responsable scientifique des données des États-Unis créé début 2015. Elles doivent expérimenter et améliorer. Elles doivent aussi déterminer les lacunes des données, à l’image de ce que réalise le tableau de bord des données publiques américaines, recensant les jeux de données et leurs manques.

Pour Deloitte, à l’heure des ressources limitées, l’administration doit apprendre à s’appuyer sur les citoyens pour réaliser le contrôle dont elle a la mission. Le rapport cite comme exemple l’application de test de vitesse de débit des fournisseurs d’accès à l’internet et mobile mis en place par la FCC Américaine en 2012. Une application de crowdsourcing qui permet à la FCC de recueillir des données en continu afin d’avoir une vue globale et en temps réel des performances des débits chez la plupart des opérateurs à travers tout le pays.

Deloitte évoque également le rôle, plus connu, de la réutilisation des données ouvertes en s’assurant de la confidentialité des données et des modalités de partage. Le rapport évoque surtout un autre moyen pour améliorer le contrôle : développer des collaborations entre administrations, notamment en évoquant l’exemple britannique : le service « Dites le nous une fois », un service qui permet d’informer toutes les administrations d’un décès. Pour faire des économies, il est nécessaire que les administrations se lancent dans une collaboration accrue en partageant mieux les données.

Dernière recommandation du rapport : la simplification. L’examen régulier des lois doit permettre d’aider le régulateur à identifier les domaines qui nécessitent des réformes : de la simplification ou au contraire des contrôles… Revoir l’ensemble de la réglementation que produit une agence est un moyen de construire de la confiance avec l’industrie et de s’engager dans un processus d’amélioration continue, soulignent les consultants de Deloitte, à l’image de l’agence britannique Better Regulation Executive, une agence de simplification ayant pour but de réduire le fardeau réglementaire qui a notamment mis en place une règle assez simple : tout organisme souhaitant mettre en place un nouveau règlement devait en abroger deux existants… Au Royaume-Uni toujours, le gouvernement a mis en place un site permettant à chacun de proposer des simplifications ou des modifications spécifiques afin de simplifier les barrières bureaucratiques à la croissance et à la productivité. En France, le Secrétariat général pour la modernisation de l’action publique est doté d’un site dédié à la simplification également ouvert aux contributions publiques. A l’avenir, l’apprentissage automatique devrait permettre de rendre ces tâches plus faciles, espèrent les experts. L’important demeurant de quantifier le fardeau réglementaire pour sans cesse l’améliorer.

Deloitte conclut que la réglementation joue un rôle essentiel dans la protection des citoyens, des entreprises et de l’intérêt général, mais si elle n’est pas faite de manière stratégique, elle demeure coûteuse et fastidieuse pour tous. Si les méthodes et bonnes pratiques esquissées par le rapport semblent convaincantes, reste qu’elles paraissent tout de même incomplètes. Les situations d’urgences, les situations de blocages, les situations où le régulateur public semble assez désarmé… semblent être pudiquement laissées de côté. Comme on l’a vue dans le cadre des applications de santé par exemple ou dans celui du respect de la vie privée lors des modifications des conditions générales d’utilisation des services, dans le conflit avec Uber, le régulateur semble encore, dans bien des cas, bien démuni…

Reste que l’ensemble a le mérite de dépasser les constats pour offrir des perspectives de réformes des services publics pour qu’ils soient plus en phase avec l’innovation et plus à même d’y répondre.

Author : Hubert GUILLAUD pour http://www.lemonde.fr/

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