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Design de partage

Comme l’avait fait Enzo Mari en 1974, des collectifs de jeunes designers donnent accès à leurs plans. Un esprit collaboratif qui pourrait bouleverser la discipline.

Un nuage d’utopie, un zeste de militantisme et une envie de partager leurs compétences, en allant plus vite et plus loin que le marché… Voilà sans doute ce qui pousse de plus en plus de jeunes diplômés à se lancer dans l’aventure du design collaboratif. Celui-là même qui a permis à Nicolas Huchet de mettre au point, avec le LabFab de Rennes, sa propre prothèse de main articulée pour 300 euros, cent fois moins que le prix du marché.

« Moi, dessiner une énième chaise ne m’intéresse pas, car on a déjà de quoi s’asseoir ! », explique Léo Marius qui, à 26 ans, a conçu un « vrai » appareil photo argentique (hors objectif) avec une imprimante 3D, et a rendu ses plans téléchargeables par tous (sur Opendesk). « J’aime la cocréation, car tout le monde peut apporter sa petite brique à l’édifice », affirme ce diplômé d’un master de l’Ecole supérieure d’art et design de Saint-Etienne, en 2013. En plus, on n’a plus besoin d’atteindre la courbe parfaite tout de suite, puisqu’on peut perfectionner l’objet au fil du temps et des besoins. »
Ainsi, ce sont d’autres utilisateurs de ses plans qui ont mis au point les bagues permettant de monter, sur son appareil, des objectifs de marques vendues dans le commerce. Toutes ces informations sont disponibles gratuitement sur la Toile.


Sur les pas d’Enzo Mari

Il n’est pas venu à Léo, né avec Internet, l’idée de faire autrement. Pas plus qu’à ses copains de la génération 2.0… Sans le savoir, parfois, ces jeunes designers marchent dans les pas de l’Italien Enzo Mari, 83 ans, qui a été fait, mercredi 17 juin, docteur honoris causa et académicien des beaux-arts par l’Académie de Brera, à Milan. Ce fameux créateur, inspiré par les courants marxistes de l’époque, avait fait sécession, en 1974, en publiant « Proposta per un’autoprogettazione », un manifeste contre la société de consommation.

Il y donnait un accès aux plans de construction de pièces de mobilier, aisément réalisables à l’aide de planches, d’un marteau et de quelques clous. N’importe qui devait pouvoir, selon lui, meubler en deux jours son appartement en tables, chaises, bancs, armoires, bibliothèques, bureaux et lits.

Mari Enzo incitait même tous ceux qui modifiaient son plan d’origine à lui envoyer des commentaires et des photos du mobilier ainsi personnalisé. On n’est pas loin du système actuel. A la différence qu’aujourd’hui des ateliers coopératifs (ou FabLab) permettent au non-bricoleur de profiter des machines et conseils d’autrui.
Sans compter l’avènement de l’imprimante 3D — à partir de 899 euros chez Leroy Merlin, pour une précision à 200 microns près —, qui permet de s’affranchir aussi du marteau et des clous ! « Le contact direct avec les gens, l’idée de créer un objet à partir d’un besoin précis et non pour une offre indifférenciée, le sentiment d’être utile… » : tels sont les motifs qui ont conduit Léo Virieu à cofonder, à Saint-Etienne, Captain Ludd – du nom d’un militant anglais légendaire qui, à la fin du XVIIIe, a détruit des machines à tisser qui venaient remplacer des ouvriers du textile.

Une alternative à la fabrication industrielle

« Il ne s’agit pas de faire de l’argent, mais de créer un atelier de quartier, et de proposer nos savoir-faire comme une alternative aux industriels ou aux grosses maisons d’édition. Ce qui n’empêche pas chacun de poursuivre sa vie en solo, comme designer ou graphiste free-lance », précise Léo Virieu qui, depuis, a quitté le collectif et voudrait créer un label de qualité pour fédérer des initiatives similaires. Et elles sont nombreuses dans l’Hexagone.

A Lille, Faubourg 132 s’attache à redonner vie à du mobilier au rebut, dont ceux collectés par Emmaüs. Entropie, à Grenoble, dessine des pupitres, fours solaires ou ruches… assez simples pour être reproduits par tous. Les architectes d’ETC, à Marseille, se proposent de réhabiliter les friches urbaines. « C’est une génération qui a comme souci de prendre plaisir à son travail et de changer un peu le monde, en s’inscrivant dans le territoire local », estime Vincent Guimas, cofondateur de la Nouvelle Fabrique à Paris, qui conçoit du mobilier en « open source » (libre) et anime des ateliers à la Gaîté lyrique, à l’occasion de l’exposition « Oracles du design ».

Chaque dimanche, durant l’exposition, le public a été invité à produire par imprimante 3D de petites chaises « monstrueuses », en attendant un projet d’assiettes en céramique, à la rentrée prochaine. « Tout le monde ne sera pas artiste ou designer, reconnaît Jérôme Delormas, le directeur de la Gaîté lyrique, mais c’est un moyen d’expression et d’appropriation des outils et, donc, une forme d’autonomie retrouvée pour nos contemporains relégués – dans nos sociétés numériques – au rôle d’usagers consommateurs. »

La troisième révolution industrielle est en marche, prédisait Chris Anderson en 2012, dans son livre Makers. La nouvelle révolution industrielle (éd. Pearson), puisque fabriquer des objets chez soi pourrait devenir aussi courant que de retoucher des photos ou composer sa playlist sur ordinateur. Avec leurs ateliers collaboratifs, la jeune génération de designers a déjà mis un pied dans le futur. « Nous sommes des designers-passeurs, résume Léa Barbier de Faubourg 132, des passeurs de procédés de fabrication et d’idées innovantes ! »

Mais, que fera le designer quand des milliers de propositions seront émises sur la planète pour améliorer la proposition d’origine ? « Il fera en sorte que l’addition de nombreuses contributions aboutisse à une proposition pertinente en termes d’usage, de procédés, voire de réglementation », assurent Antoine Fenoglio et Frédéric Lecourt, commissaires de l’exposition « Invention/Design. Regards croisés », au Conservatoire national des arts et métiers, à Paris. Il sera « metteur en scène, chef d’orchestre ».

Author : Véronique LORELLE, rédactrice Design et mode de Vie pour lemonde.fr

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Vignette de l’article : Enzo Mari, en 2010, réalisant une chaise dont il a livré les plans au public, en 1974. Crédit photo : Jouko Lehtola/ Artek