Revue de presse » ** Le design français met-il vraiment “du sens dans l’utile” ?

** Le design français met-il vraiment “du sens dans l’utile” ?

A travers huit exemples de coopération entre entreprises et designers, la consultante Françoise Darmon veut montrer comment l’entreprise s’enrichit au contact du design. Mais à ce jeu de collaboration, le profit n’est souvent compris que dans son sens très libéral.

Françoise Darmon est une infatigable promotrice du design en France, connue pour sa série de films Histoires d’objets, diffusés sur Paris Première. Elle est aussi mécène, consultante, collectionneuse, enseignante, commissaire d’exposition. Elle vient de publier Du sens dans l’utile (Skira, 224 p., 49 €). Il s’agit de la réédition augmentée d’un ouvrage paru en 1992, qui racontait la rencontre entre neuf entreprises et neuf créateurs. Cette fois, ils sont huit.

Dans ce grand livre d’une sobre élégance due au talent du graphiste Philippe Apeloig, Françoise Darmon veut à nouveau mettre en lumière « la relation entre l’entreprise et la création ». Elle affirme que « l’entreprise se voit investie d’un rôle formateur et culturel ». Hélas, on sait bien que la plupart des entrepreneurs ne pensent qu’à leurs prix de revient et à leur compte d’exploitation. Jean-Claude Decaux le dit lui-même dans le livre, qui reprend un entretien de 1991. En général, lorsque les dirigeants d’entreprise se sentent investis d’une mission culturelle, c’est pour promouvoir l’idéologie néolibérale, c’est-à-dire l’emprise du marché dans tous les domaines de la vie humaine, animale et végétale.
On trouvera bien, ici ou là, des patrons qui se lèvent le matin pour l’amour de l’art et du design (Alberto Alessi, par exemple), mais ils sont rares. Et hélas, ils ont moins d’influence qu’un Claude Bébéar, partisan de la privatisation de la Sécurité sociale et fondateur des assurances Axa, dont le groupe est partenaire du livre de Françoise Darmon. Dans son avant-propos, Françoise Darmon espère pourtant que le design pourra aider les chefs d’entreprise a avoir une réflexion sur le monde d’aujourd’hui et de demain. On a envie de dire : bon courage.

Suivent donc huit exemples de collaborations, dont deux avec JCDecaux et deux avec les Galeries Lafayette. Il reste peu de place pour les autres. Dirigeants d’entreprises et designers sont interviewés tour à tour. Si les propos de Marc Aurel sur son Abribus avec auvent inspiré d’une feuille sont convaincants, l’entretien de 1991 avec Philippe Starck plaira surtout à ses fans. « Je suis dans le registre de la méduse structurée, un des versants du bionisme tranché », affirme sans rire Starck à propos d’un lampadaire articulé.

Le livre mélange design et architecture, sans qu’on sache trop pourquoi. Il reparle des Galeries Lafayette de Berlin, un projet de Jean Nouvel datant d’il y a vingt-cinq ans. Là aussi, ses admirateurs seront comblés. Et ceux de Rem Koolhaas, dont est présentée une maquette, ce qui est trop ou pas assez. Sans doute s’agit-il de toucher le grand public avec des noms connus. Quant à la collaboration de Ross Lovegrove avec Renault sur un « concept-car », le designer gallois n’a eu que le droit de décorer une Twingo qu’il n’avait pas dessinée.

Le Domolab conçu par les Sismo pour présenter les innovations technologiques de Saint-Gobain dans le domaine de l’habitat présente un certain intérêt, mais le projet le plus novateur de Du sens dans l’utile est l’école Le Blé en herbe, à Trébédan, en Bretagne, entièrement repensée par Matali Crasset. Avec ses grandes baies vitrées, la designer et l’architecte Matthieu Le Barzic l’ont voulue ouverte sur l’extérieur. Et ils l’ont rendue vivante à l’intérieur, parce qu’on apprend mieux quand on n’est pas rivé sur sa chaise.

Des cabanes-pergolas curieusement nommées « extensions de générosité », une salle de classe avec de petites maisons en bois où s’abriter pour dessiner, une bibliothèque aux rondeurs accueillantes, du bois partout, de belles couleurs vives, quelques plantes dans la cour : enfin une école qui donne envie d’aller à l’école.

Mais, dans cet exemple, on ne voit pas bien où se situe « la relation entre l’entreprise et la création », puisqu’il s’agit d’une collaboration entre une designer et un service public. En mettant cette école sur le même plan qu’une entreprise, s’agit-il de dire que, même dans une école primaire de la République, la logique néolibérale triompherait désormais ? Il est peu probable que telle ait été l’intention de Matali Crasset, qui ne considère certainement pas les écolières et les écoliers comme de petits salariés sommés d’être rentables. L’école est, ou devrait être, un temps de liberté et d’indépendance, rappelle le philosophe Pierre-Damien Huygue dans Contre-temps, à propos de la recherche en art, architecture et design (Ed. B42).

On apprend pourtant que cette belle réalisation a été rendue possible grâce au soutien de la Fondation Daniel et Nina Carasso, créée en 2010 sous l’égide de la Fondation de France. Bien entendu, que Daniel Carasso soit le créateur de l’entreprise Danone n’interdit pas à la fondation qui porte son nom de poursuivre des buts désintéressés autour de « l’alimentation durable et l’art citoyen ». Honni soit qui mal y pense. Mais il est quand même dommage que l’Education nationale ou la municipalité de Trébédan n’ait pas eu les moyens de construire seule une belle école innovante à la place d’une maternelle en préfabriqué vétuste. Si, en France, on a construit tant de tristes écoles en préfabriqué, c’est que les gouvernements successifs n’ont jamais donné à l’éducation les moyens dont elle avait besoin. Il serait utile de s’en souvenir. Et cela aurait du sens.

Auteur : Xavier de Jarcy pour Télérama

Illustration ci-dessous : L’Abribus de Marc et Caterina Aurel pour JCDecaux. Du sens dans l’utile, de Françoise Darmon. Photo X.J.

Pertinence et intérêt de l’article selon designer.s !

Étonnamment décevant !!

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(i) . Informatif