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Design : Le Japon donne le ton

Un temps en berne durant les mois qui ont suivi la catastrophe de Fukushima, en 2011, la création au Japon est repartie de plus belle. L’esthétique nippone fascine toujours autant les pays du globe, au premier rang desquels la France. D’ailleurs, les allers-retours entre le Pays du Soleil-Levant et l’Hexagone s’intensifient à l’envi. État des lieux.

Un air de Pays du Soleil-levant souffle à nouveau sur la création mondiale, en particulier dans l’Hexagone. Il est décidément loin le temps où le ministère du Commerce et de l’Industrie japonais, à la recherche d’un développement tous azimuts, missionnait la designeuse française Charlotte Perriand comme « conseillère pour la production de l’art industriel ». C’était il y a trois quarts de siècle, en 1940. À l’époque, l’île amorçait son ouverture et, dans cette optique, déployait des efforts sans précédent. Son but : adopter les innovations de l’Occident pour vite s’affirmer capable de réalisations équivalentes. L’objectif a été amplement dépassé! Le design nippon vole, depuis belle lurette déjà, de ses propres ailes. Et sa vigueur n’est pas près de faiblir, même si le pays a craint, ces dernières années, l’arrivée sur le devant de la scène de quelques autres contrées phares de cette région du globe, tels l’empire du Milieu ou les quatre Dragons – Corée du Sud, Taiwan, Singapour, Hongkong. Toujours aussi dynamique, la création japonaise continue aujourd’hui de caracoler en tête, devant ses concurrents asiatiques en particulier. En avril dernier, les visiteurs du Salon du meuble de Milan ont pu le constater, les forces créatives du pays du Soleil-Levant ayant investi, pour la seconde année consécutive, le vaste Padiglione Visconti, dans le quartier de Tortona. Il en a été de même quelques mois plus tard, mais cette fois sur leurs terres, avec une Tokyo Design Week 2015 pour le moins copieuse, qui s’est déroulée du 24 octobre au 3 novembre dernier.

L’esthétique nippone n’a de cesse de fasciner. À commencer par son art sublime du dépouillement et de l’épure. L’homme qui a donné le la à ce design contemporain est sans aucun doute Naoto Fukasawa. Longtemps, à la tête du département design de Muji, il s’est avancé « masqué », concept du sans marque oblige. Tout le monde se souvient néanmoins de son minimaliste et radical lecteur de CD mural. Véritable vedette à présent, Fukusawa collectionne les éditeurs comme on enfile des perles. Rien qu’en 2015 : une chaise pour B&B Italia, un lampadaire pour Artemide, du mobilier chez Magis, Maruni ou Okamura, sans oublier une nouvelle batterie d’appareils électro-ménagers – cuiseur à riz, toaster, four, réfrigérateur, micro-ondes, bouilloire électrique – pour Muji. Son style : aucun! Une ligne claire et sans fioritures. À l’instar du sublime Teshima Art Museum, édifié par l’architecte Ryue Nishizawa sur l’île éponyme de la mer intérieure du Japon. Aussi splendides soient les photographies que l’on peut voir de ce fantastique bâtiment en forme de goutte d’eau, rien ne vaut de l’expérimenter physiquement : le visiteur déambule pieds nus, zigzaguant entre des bulles d’eau qui dégoulinent au hasard sur le sol en béton verni et des sautes du vent qui s’engouffrent par deux ouvertures directement à l’air libre.

Autre caractéristique majeure des créateurs japonais : le travail sur la lumière, poussé à son acmé. L’une des bibles incontournables – parue en 1933 et toujours en vigueur – est à n’en point douter le livre Éloge de l’ombre, de Junichirô Tanizaki. Kengo Kuma, maître d’oeuvre en France, entre autres, des Fonds régionaux d’art contemporain (Frac) Provence-Alpes-Côte d’Azur, à Marseille, et de Franche-Comté, à Besançon, ou du Conservatoire de musique d’Aix-en-Provence, auteur du stade de Tokyo prévu pour les Jeux olympiques de 2020 et de l’une des gares emblématiques du futur Grand Paris, celle de Saint-Denis Pleyel (Seine-Saint-Denis), ne jure que par cet ouvrage : « J’ai lu Éloge de l’ombre lorsque j’étais très jeune et ce livre m’a beaucoup impressionné, parce qu’il expliquait noir sur blanc la relation des Japonais avec la lumière, raconte l’architecte. Au Japon, cette relation est, en fait, naturelle et normale. Je me souviens notamment d’un passage dans lequel Tanizaki parlait de la pièce d’une maison qui était parfaitement éclairée par le simple reflet de la lumière naturelle sur le sol. J’ai toujours cette image en tête lorsque je conçois mes projets. » D’autant qu’en architecture, la lumière naturelle est un facteur essentiel : « Selon l’heure de la journée et selon la saison, elle change de direction et d’intensité. J’aime beaucoup lorsqu’un lieu évolue en fonction du temps qui passe, confie Kengo Kuma. Un rythme dans un bâtiment comme la répétition d’un même élément permet davantage encore de visualiser ce changement. Lorsque la lumière naturelle vient éclairer ladite répétition, les reliefs changent, l’ombre s’intensifie. On peut ainsi ressentir les différences de temps ou de saisons. »

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Cette exigence et cette précision dans le travail sur la lumière sont aussi perceptibles dans le domaine des objets. Ainsi en est-il de l’évanescente suspension Gravity­ du designer Keiji Ashizawa, éditée par la galerie Maria Wettergren (Paris). L’objet est des plus élémentaires : une fine feuille de polypropylène percée d’une mince fente. La lumière directe traverse ladite fente et vient illico se mêler à la lumière indirecte qui filtre au travers de la feuille translucide. En témoigne également la collection de luminaires In-Ei, conçue en 2012 pour la firme italienne Artemide par le couturier Issey Miyake avec le Reality Lab, la « cellule recherche » qu’il a fondée. Il s’est inspiré des travaux d’un professeur de l’université de Tsukuba, Jun Mitani, lequel a développé un logiciel destiné à créer des objets tridimensionnels à partir d’une simple feuille de papier pliée. Dix patrons ont ainsi été créés, pouvant se transformer en autant de luminaires, réalisés avec un fil de polyester doux et recyclable.

Tout Nippon qui se respecte se doit d’être un apôtre de la transparence. On se souvient de la minuscule Mondrian Glass Tea House – 2,5 x 2,5 mètres, soit deux tatamis accolés – conçue en 2014 par le photographe Hiroshi Sugimoto, à l’occasion de la Biennale d’architecture de Venise. Plantée sur l’île de San Giorgio Maggiore, devant la Fondation Cini, son commanditaire, elle peut encore être admirée jusqu’au 30 novembre de cette année. Mêmes jeux de transparences pour cette autre réalisation sur le même thème, signée cette fois par le designer Tokujin Yoshioka. Sa diaphane Kou-An Glass Tea House est posée sur la plateforme du temple Seiryu-den, à Kyoto, jusqu’en avril 2016. Yoshioka, qui a essaimé quelques bancs cristallins Water Block, tels des torrents figés, au coeur du musée d’Orsay, à Paris, explore la transparence depuis des années, comme le montrent encore ses dernières productions : de la lampe Planet, pour Kartell, à la ligne de mobilier Prism, chez Glas Italia, en passant par une cuisine complète prénommée justement Finesse, pour le fabricant nippon Toyo Kitchen Style. Côté transparence, les architectes eux aussi sont sur le pont. En témoignent les réalisations du duo Sanaa (Kazuyo Sejima et Ryue Nishizawa), notamment en France*. Adeptes d’une architecture qui ne s’impose pas, en 2012 ils ont réalisé l’antenne du musée du Louvre à Lens et rénovent actuellement les grands magasins La Samaritaine, à Paris, dont une façade de verre, rue de Rivoli, ondule telle une jupe délicate. Ayant concocté pour la Biennale internationale de design de Saint-Étienne 2015 l’exposition « Beauty as Unfinished Business », les deux designers de l’agence londonienne Industrial Facility Kim Collins et Sam Hecht en connaissent un rayon sur le concept nippon du beau : « Au Japon, la notion de beauté, appelée wabi-sabi [que l’on peut traduire par « beauté imparfaite »], suggère que l’on doit fabriquer un objet de manière imparfaite. C’est dans son inachèvement que se révèle la beauté, explique le tandem. Ce type de beauté implique de laisser quelque chose d’ouvert dans la forme de l’objet lui-même, comme un élément non terminé, que l’humain doit venir compléter. Les objets fabriqués sont délibérément laissés ouverts, bruts, voire inachevés. » Nombre sont ceux qui, l’an passé, au Salon du meuble de Milan, ont ainsi découvert, non sans un réel étonnement, la chaise Twig imaginée par le designer Oki Sato (studio Nendo) pour Alias, qui a appliqué les principes du wabi-sabi à la lettre, les accoudoirs de son siège étant, par endroits, carrément interrompus. Idem pour le tabouret Single Curve chez Gebrüder Thonet Vienna. Désigné, l’an passé, Créateur de l’année 2015 au salon Maison & Objet, à Paris, Oki Sato, 39 ans, est aujourd’hui le designer nippon en vogue : « Le design n’est pas uniquement une question de forme, de galbe ou de couleur, mais avant tout une idée, estime-t-il. C’est simple, minimal et, bien sûr, extrêmement lié à une vision japonaise et traditionnelle du design, mais il arrive aussi que le design japonais devienne trop minimal et froid. Je pense que le design devrait véhiculer une certaine notion de bienveillance, afin que se crée un lien entre la personne et l’objet. L’émotion est une composante très importante dans mon travail. Un objet se doit évidemment d’être fonctionnel, parce que ce n’est pas une oeuvre d’art. Or, dans le mot function, il y a le mot fun. Il devrait donc y avoir, dans les objets, des moments de bonheur ou encore de l’humour. »

Dans une société qui, perpétuellement, revendique une extrême rigueur, l’humour fait évidemment office de soupape de décompression. Question de survie. Les Japonais, en tout cas, ne se font pas prier. Au Salon du meuble de Milan 2015, on a ainsi pu voir une série d’insolites projets siglés Tokyo Midtown Award, dont le subtil verre à bière Fujiyama de Keita Suzuki, dont la forme reprend le galbe de ladite montagne sacrée, la mousse jouant, elle, le rôle du sommet enneigé. Idem chez l’éditeur transalpin Campeggi, lequel a déployé deux meubles hybrides et rigolos : le fauteuil-bibliothèque Shelf de Yuki Yamamoto et le lit-sofa Foresta de Sakura Adachi, aux allures de tente de scout. À l’occasion de ses 400 ans qu’elle fête cette année, la ville d’Arita, l’un des berceaux de la céramique nippone, n’a, elle, pas hésité à faire appel à un « amuseur » de premier ordre : le célèbre Beat Takeshi, artiste-humoriste-acteur-réalisateur plus connu en Europe sous le nom de… Takeshi Kitano. En janvier, au salon Maison & Objet, à Paris, elle a dévoilé le résultat de cette commission : une dizaine de pièces loufoques, dont un vide-poches en forme de tête de clown, des coquetiers graffités et un pot à sauce soja à l’aspect on ne peut plus phallique!

Humour ou pas, la France en pince de plus en plus pour la création nippone. Et le mouvement s’accélère, depuis que l’architecte Shigeru Ban a ouvert le ban, en 2010, avec le Centre Pompidou-Metz. À Paris, après Kengo Kuma qui, en 2013, avait dessiné la boutique de thé japonaise Jugetsudo (95, rue de Seine, 75006 Paris) ou le siège de la société Mademoiselle Bio, c’est l’architecte Toyo Ito qui a réalisé, en décembre, le premier showroom français du fabricant de textile suédois Kinnasand (33, rue Charlot, 75003). Et après la Maison Wa (8bis, rue Villedo, 75001), espace de 110 mètres carrés ouvert en juillet dernier et entièrement dédié à la culture japonaise, l’architecte Sou Fujimoto, récent lauréat d’un futur bâtiment pour l’École polytechnique sur le campus de l’université Paris-Saclay, dans l’Essonne, ouvrira, en mars, un concept store-galerie d’art-salon de thé d’une surface de 270 mètres carrés, baptisé Usagi (60, rue Notre-Dame-de-Nazareth, 75003). Bref, l’esprit nippon infuse de plus belle, a fortiori chez les designers français, avec un bonheur non feint. En 2012 déjà, Inga Sempé avait conçu une vaisselle subtile, façonnée par les céramistes de Kubei-Gama sous l’égide de l’association Japan Creative. À l’invitation de cette dernière, Pierre Charpin a vu, l’an passé, deux de ses objets, un porte-encens et un photophore­ en silicone, mis en production par la firme Shindo. Cet ancien résident de la villa Kujoyama – cru 2012 -, à Kyoto, a, en outre, été invité, en octobre, par la galerie kyotoïte Sfera Exhibition à y présenter une exposition monographique. Ce qu’il apprécie par-dessus tout au Japon? « Leur art du placement. Partout, que ce soit dans la rue, à la campagne ou chez eux avec le tokonoma [alcôve destinée à recueillir calligraphies, estampes et choses diverses], les Japonais ont une façon raffinée de disposer les objets, explique-t-il. La distance entre chacun d’eux est soigneusement étudiée. Ils ont surtout une vraie conscience du vide. Nous, nous regardons les choses. Eux, ils contemplent l’espace qu’il y a entre elles. C’est une tout autre manière de voir le monde. » De son côté, François Azambourg, qui vient de passer quatre mois, entre juillet et octobre 2015, en résidence dans cette même villa Kujoyama, le reconnaît itou : « Je ressens, au Japon, comme une harmonie tacite, une grande cohérence. Les Japonais sont très ouverts sur la création contemporaine, n’ont aucun problème avec la modernité, avec le bon ou le mauvais goût. Ils sont précis et rigoureux, et cela nous incite, nous Occidentaux, à l’être davantage encore. Par ailleurs, les Japonais ont un rapport au temps beaucoup plus profond que nous. Ils sont sans cesse sous l’influence des éléments. A contrario, nous sommes perpétuellement dans l’effacement du temps. » Autrement dit, il nous reste beaucoup à apprendre et l’attraction nippone n’est donc pas encore près de s’étioler.

Source : Les Echos Week-End

Vignette de l’article : Le duo Sanaa (Kazuyo Sejima et Ryue Nishizawa) s’occupe actuellement de la rénovation de La Samaritaine, à Paris, avec notamment une façade de verre ondoyante, rue de Rivoli. – DR