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Design-moi une organisation

Directeur du Design chez Dropbox, Alex Castellarnau a révolutionné le management de la startup de San Francisco en y appliquant les principes d’intelligence collective propres à la méthode, en vogue, du « design thinking » — ou « user centric design ». Explications.

Comment est appréhendée la fonction du design chez Dropbox ?
Alex Castellarnau : Chez nous, le design est une véritable compétence stratégique. Elle regroupe une vingtaine de designers de marque, une vingtaine de personnes sur la recherche utilisateur (ethnographes, sociologues…) et une quarantaine dans le design produits (design d’interactions, design digital…). Quand j’ai pris ce pôle il n’intégrait pas la recherche utilisateurs et était constitué de 10 personnes. Quand je suis arrivé, j’ai créé une équipe spécialisée dans l’identification d’insights et de besoins. Nous sommes passés de zéro à huit personnes en un an avant d’intégrer ce service au design.

Vous avez travaillé sept ans chez IDEO à qui l’on attribue la création du design thinking (ou user centric design). Qu’en avez-vous appris ?
A. C. : Ils ont une approche résolument collective. On passe beaucoup de temps à comprendre le besoin des gens, à faire de la conceptualisation en équipe, à créer des idées pour les itérer et les amener vite aux utilisateurs. L’iterative design est un processus qui démarre par l’utilisateur, itère avec la réflexion collective pour ramener les idées aux utilisateurs… Et ainsi de suite.

Vous managez des profils très variés. Comment manager pour qu’ils travaillent ensemble ?
A. C. : Pour parvenir à un génie collectif, je crois beaucoup à trois principes : des équipes intégrées, multidisciplinaires et une orientation résolument centrée sur l’utilisateur. Nous avons construit toute notre organisation autour de ces trois piliers.
La pensée « user centric » contient des principes latents. Par exemple, les personnes qui font de la recherche utilisateur (donc qui passent du temps à l’extérieur avec les gens) ne sont jamais dans une recherche « pour » mais dans une recherche « avec ». C’est un principe simple mais extrêmement important. Concrètement, ils ne font pas de la recherche « pour » les autres équipes, ils font de la recherche « avec » les autres équipes et vont avec eux sur le terrain. Si vous n’agissez pas de cette façon, les ethnographes et les anthropologues vont présenter leurs résultats dans un beau PowerPoint lors d’une réunion mais personne n’en fera rien. Si vous emmenez les gens avec vous, cela les transforme.
Nos équipes design sont multidisciplinaires. Chacune est constituée d’un ethnographe, d’un designer de marque, d’un designer de produit. Elles ne sont pas séparées physiquement, elles s’assoient ensemble. À mon arrivée, tous les designers étaient regroupés : designer marques d’un côté, designer produits de l’autre, etc. C’était un gros problème. Nous étions lents, le reste de l’entreprise ne savait pas ce que nous faisions et n’avait pas d’empathie pour les utilisateurs.

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Entre l’ingénieur, l’ethnographe, etc., le courant passe-t-il facilement ?
A. C. : Il faut du temps et il faut accepter que chaque équipe soit différente. Très souvent, il y a des tensions. Vous avez par exemple des designers qui ont un point de vue, et qui veulent le pousser de manière quasiment dogmatique. C’est une approche assez traditionnelle dans ce métier. Quelqu’un comme Philippe Starck pousse sa vision, c’est presque un artiste. Chez Dropbox, le seul référent est l’utilisateur, c’est lui qui va nous inspirer. En réalité, nous n’avons pas trop le choix. Il est très difficile d’avoir un point de vue unique qui pourrait s’appliquer à la vitesse à laquelle nous développons nos produits. Si vous êtes Philippe Starck, une fois par an, vous pouvez le faire. Ici, nous fonctionnons à la semaine, et il est très difficile de tenir ce rythme.

C’est l’utilisateur qui concentre l’énergie chez Dropbox ? Comment cultivez-vous cette mentalité ?
A. C. : Nous avons une norme : nos salariés doivent passer la moitié de leur temps sur le terrain. La tradition voulait que le designer travaille derrière son ordinateur. C’est encore le cas mais pour la moitié de son temps. On leur dit d’aller sur le terrain, de s’inspirer, de rencontrer les utilisateurs.

Peut-on dire que le succès de Dropbox repose sur un collectif obsédé par l’utilisateur ?
A. C. : Tout à fait. Et l’on retrouve cette notion dans le mythe fondateur de Dropbox. Un étudiant, Drew Houston, le cofondateur, est dans un bus entre Boston et New York. Il étudie sur son ordinateur pendant le trajet mais il ne peut pas accéder à ses fichiers car il a oublié sa clé USB… Il identifie donc un besoin que, lui, utilisateur, a. On trouve cette volonté centrée sur l’utilisateur dès le commencement. On n’est pas dans un projet technologique duquel sort un algorithme. Notre histoire commence avec quelqu’un dans un bus qui souhaitait accéder à ses fichiers !

Quel est votre objectif lorsque vous entamez un projet ?
A. C. : Le plus dur n’est pas de trouver ou d’ajouter des fonctionnalités mais de les enlever. C’est presque un acte d’édition, comme un journaliste qui va recouper un texte jusqu’à ce qu’il n’y ait plus que l’essentiel. On confond l’acte de création et l’acte d’édition. Or, il nous faut plus d’édition et moins de création pour éviter de produire des solutions à la Microsoft qui sont des monstres avec des centaines de fonctionnalités. Il faut un acte d’édition dont l’angle éditorial est dicté par l’utilisateur et non le rédacteur en chef.

Comment appréhender l’utilisateur de façon collective ? Comment l’intégrez-vous dans le processus de réflexion ?
A. C. : Nous avons de nombreuses façons de faire. Tous les vendredis, nous accueillons 20 utilisateurs de Dropbox dans nos bureaux de San Francisco. Parfois, des équipes en profitent pour tester une nouvelle fonctionnalité, mais, la plupart du temps, c’est tout simplement pour entretenir la gymnastique d’échanger avec l’utilisateur. Nous invitons toute l’entreprise à y prendre part.
Nous avons également : une équipe qui réalise des questionnaires hebdomadaires, trois personnes pour la recherche terrain, un laboratoire d’utilisation pour les tests produits et les séances de codesign, un forum de 100 000 utilisateurs sur lequel les internautes partagent et expriment leurs souhaits et leurs frustrations, etc.
Sur la cible des entreprises il y a les board of business. Elles viennent manger ou petit-déjeuner avec nous pour discuter avec 20 de nos membres (CEO, COO…) deux fois par mois.
Nous avons 400 millions d’utilisateurs donc si nous voulons les intégrer dans le processus de développement, il faut au minimum cela !

Quels conseils donneriez-vous à une entreprise qui voudrait être aussi collaborative dans son développement que l’est Dropbox ?
A. C. : S’il fallait que je choisisse les deux choses les plus importantes, je dirais le leadership et la culture.
Il est important de comprendre le type de leadership auquel nous avons affaire. A-t-on un leader hypertraditionnel et donc hiérarchique dont il faut suivre les idées ? Si c’est le cas, il lui faut des soldats, des gens qui lui obéissent. Si le leader ne s’appelle pas Steve Jobs, je n’y crois pas du tout pour initier un génie collectif. Il vaut mieux avoir des leaders qui ne dirigent pas mais qui encouragent, qui facilitent, qui permettent aux autres de s’accomplir.
Cela impacte directement le recrutement. La plupart du temps, les personnes recherchent les meilleurs. Mais il n’est pas utile de recruter les meilleurs ingénieurs et les meilleurs designers, pour leur imposer une direction… Pour exécuter, il faut des exécutants ! Les meilleurs ont une opinion, ils sont proactifs, ils ont des convictions… Pourquoi recruter les meilleurs si c’est pour les compresser dans une vision ?
Second point : la culture. Dropbox n’est pas un lieu de travail, c’est une identité. On ne travaille pas « chez Dropbox », on est un citoyen de la république Dropbox. On ne travaille pas de 9 heures à 17 heures, on travaille 24 h/24. Il y a des pour et des contre, mais c’est un choix. C’est un environnement qui fait que vous n’avez pas l’impression de travailler. On invite à la création, il y a des jeux partout, des robots, des drônes…

Nous avons également la Hack Week, semaine pendant laquelle nous arrêtons de travailler pour choisir un projet libre qu’il faut mener à bien. C’est un concentré de la culture Dropbox :

– Créativité libre. Les gens choisissent leurs projets.
– Réalité immersive. Tous nos espaces sont transformés en espace projet.
– Pensée critique. On invite à aller contre le statu quo.
– Réaliser l’impossible. Nous les incitons à pousser un challenge qu’il serait impossible de réaliser en une semaine.
– Avoir les mains dedans. L’idée n’est pas de finir la semaine avec un PowerPoint mais avec un prototype qui fonctionne.
– 30 % des projets que nous réaliserons pendant l’année naissent de cette Hack Week…

Cet article est paru dans le numéro 5 de L’ADN revue. Pour vous procurer votre exemplaire, cliquez ici.

Author : Alex CASTELLARNAU pour L’ADN [Directeur du design chez Dropbox, il y a fondé l’équipe dédiée aux insights utilisateurs. Il est spécialisé dans l’aide aux organisations pour qu’elles débloquent leur potentiel en appliquant un design centré sur l’utilisateur. Avant de rejoindre Dropbox, Alex était directeur de création chez IDEO, et chef de projet pour Node, une entreprise de design et consulting].