Dans le domaine de l’innovation, le design thinking est une méthode de conception fondée sur les usages. Selon ce précepte anglo-saxon né dans la Silicon Valley, la création devrait obéir à deux impératifs majeurs : l’empathie et l’expérimentation. A partir d’une approche pluridisciplinaire, le design thinking s’appuie sur une démarche pragmatique, basée sur l’observation des pratiques et l’étude sur le terrain, pour résoudre des problèmes en créant, ou améliorant, des organisations, des procédures, des produits ou des services.
La règle d’or du design thinking, sa « culture », est de savoir se mettre à la place des autres : le procédé d’innovation doit être élaboré avec l’ensemble des utilisateurs et non plus seulement autour du processus de fabrication. Fondateur de l’une des entreprises les plus innovantes au monde, Steve Jobs déclarait : « La plupart des gens font l’erreur de penser que le design, c’est l’apparence. […] Le design, c’est comment ça marche. » Contrairement à la France où le terme design renvoie bien souvent à des considérations esthétiques, aux Etats-Unis il fait référence à la façon de concevoir un produit selon diverses contraintes. Le « privacy by design », par exemple, est la prise en compte de la protection de la vie privée dès la conception.
Bouleversant les règles de la création et les pratiques de management au sein des entreprises traditionnelles, l’« esprit design » (en français) est à la créativité dans le nouveau monde des usages collaboratifs, ce que fut l’introduction de la pratique du brainstorming, inventé par Alex Osborn dans les années 1940, dans les agences de publicité : une solution jaillie de l’intelligence collective, faisant la part belle à l’expérimentation avec les utilisateurs.
Théoricien du design thinking, l’Américain Tim Brown en propose la définition suivante : « Une discipline qui utilise la sensibilité, les outils et les méthodes des designers pour permettre à des équipes multidisciplinaires d’innover en mettant en correspondance attentes des utilisateurs, faisabilité et viabilité économique. » (dschool.fr).
Lors d’une conférence TED en 2009, Tim Brown a défendu l’idée « que la profession des designers est préoccupée par la création d’objets chics et à la mode – alors même que des questions pressantes comme l’accès à l’eau potable montrent qu’elle a un rôle plus important à jouer. Il appelle à un mouvement vers une “pensée design” locale, collaborative et participative » (ted.com).
Le phénomène du design thinking a largement été popularisé, en 2003, par l’ouverture, au sein de l’université de Stanford, de la d.school baptisée par la suite Hasso Plattner Institute of Design, du nom du mécène fondateur de SAP, éditeur allemand de logiciels. Fondée par les ingénieurs David Kelley, Larry Leifer et l’informaticien Terry Winograd, cette d.school accueille chaque année quelque 700 étudiants qui suivent des enseignements sur la créativité dans des secteurs allant de la médecine à l’éducation, en passant par le « design de l’extrêmement abordable » pour apprendre à réaliser des solutions à bas coût pour les populations pauvres.
Dans cette école installée dans la Silicon Valley, les tableaux remplacent les ordinateurs et les experts associés aux enseignements n’ont pas le dernier mot. Après avoir travaillé quinze ans dans le design industriel, Jules Sherman enseigne désormais à la d.school : « Je ne connaissais que les acheteurs des chaînes de distribution Costco ou Walmart. Ils nous disaient : voilà ce qui est vendeur en ce moment, et on changeait la finition d’un produit ou la couleur. Jamais on ne se serait soucié d’aller parler aux consommateurs pour savoir comment ils utilisent leur étagère à épices ! » (Le Monde, 13 avril 2016).
Au sein de la d.school, les projets sont conduits en partenariat avec une entreprise ou une ONG. Près de 40 % d’entre eux seront concrétisés ou commercialisés, à l’instar de cette ampoule LED à énergie solaire baptisée d.light, d’une prothèse pour enfant ou encore d’une couveuse pour prématurés. Depuis son lancement, la d.school a mené des projets dans une vingtaine de pays comme le Cambodge, l’Inde, le Népal et le Nicaragua. Le succès de la d.school se mesure aux nombreuses propositions de partenariat qu’elle reçoit régulièrement.
Parmi les cours dispensés, il en est un particulièrement novateur, intitulé « Design thinking pour les innovations en politiques publiques », fondé notamment sur l’apprentissage de l’écoute. Trois étudiants, dont un Afro-Américain né à Ferguson – ville du Missouri tristement célèbre pour les manifestations déclenchées à la suite de la mort du jeune Michael Brown, tué par la police en août 2014 – travaillent sur un projet pour faciliter les relations entre la police et les habitants en mettant en place un numéro spécial permettant à chacun de relater, par SMS, sa rencontre avec les forces de l’ordre.
Avec la participation de l’avocat et enseignant à l’université de Stanford, Mugambi Jouet, les deux parties se sont engagées à jouer le jeu : les étudiants ont suivi les policiers de Palo Alto dans leur travail tandis que ces derniers ont accepté de répondre aux messages envoyés.
En 2007, une seconde Hasso Plattner Institut d.school a été ouverte au sein de l’université de Potsdam en Allemagne. Rassemblées au sein de l’Université Paris-Est, l’Ecole des Ponts Paris Tech, l’Ecole nationale supérieure d’architecture de la ville et des territoires (ENSAVT), l’Ecole des ingénieurs de la Ville de Paris (EIVP) et l’Ecole supérieure d’ingénieurs en électrotechnique et électronique (ESIEE) de la Chambre de commerce et de l’industrie (CCI) de Paris se sont associées afin de lancer la version française de l’école californienne.
En 2012, est née la Paris Est d.school at Ecole des Ponts, avec le label du ministère français de la recherche et de l’éducation, grâce au mécénat, ainsi qu’à des financements de l’Agence nationale de la recherche (ANR) pour les projets dans le cadre des Initiatives d’excellence en formations innovantes (IDEFI).
Intervenant à la conférence intitulée « Design thinking vs design doing ? » organisée par le CNAM (Conservatoire national des arts et métiers) en février 2016, Véronique Hillen, doyenne de la d.school Paris, rappelle que le phénomène du design thinking a émergé grâce à la publication d’un article intitulé « The Power of the Design Thinking » dans l’hebdomadaire économique américain Business Week en 2004.
Les auteurs David Kelly, professeur à l’université de Stanford, et Tim Brown, respectivement fondateur et directeur de l’agence IDEO, y définissent ce concept comme un processus de création structuré en trois étapes cycliques – l’inspiration, l’idéation et l’implémentation – s’appliquant aussi bien à un produit ou un service qu’à une organisation, un système ou encore un espace public.
Le design thinking a pour finalité première de « créer quelque chose pour quelqu’un dans un contexte donné ». L’inspiration des designers, explique Véronique Hillen, émane du travail effectué sur le terrain, à partir d’une cinquantaine d’outils de recherche ethnographique visant à comprendre ce que font, ressentent et pensent les individus concernés, « le déclaratif étant 100 % faux ».
En effet, consciemment ou inconsciemment, les personnes interrogées ne diront jamais exactement ce qu’elles veulent. Tandis que la phase d’idéation, poursuit-elle, va bien au-delà du brainstorming et inclut le prototypage rapide et des tests successifs par l’utilisateur final en contexte réel. Le design thinking procède par itérations. Dans la dernière phase, dite d’implémentation, réside la mise en œuvre de la solution trouvée, qui passe par la communication – la mise en récit ou storytelling – du point de vue de l’utilisateur, suivie de la réalisation d’un pilote et d’actions de simulation en conditions réelles.
Au sein des écoles et des universités déjà converties aux concours d’innovation, aux Fab Labs et aux boot camps (sessions intensives de créativité), les formations au design thinking se multiplient. En 2014, EM Lyon Business School et l’Ecole centrale de Lyon ont lancé un MOOC (Massive Open Online Course), gratuit et ouvert à tous, consacré à l’innovation par le design thinking.
L’interdisciplinarité gagne du terrain, comme en Finlande au sein de l’université Aalto, du nom de l’architecte, urbaniste et designer finlandais, où six écoles supérieures (ingénierie, sciences, génie chimie, génie électrique, commerce et arts, design, architecture) coopèrent sur des projets de recherche et d’enseignement. Démarche avant tout pragmatique, le design thinking est une méthode privilégiée des start-up pour tester une idée le plus vite possible en l’adaptant aux besoins du marché.
Cependant, depuis 2014-2015, le design thinking séduit également les grandes entreprises (La Poste, AccorHotels, Lapeyre…), habituées aux longues études de marché et aux business plans, qui cherchent ainsi à renouveler leur offre de produits ou de services, en répondant plus efficacement aux attentes de leurs clients. En 2015, IBM a annoncé le recrutement de plus de 1 000 designers dans les six prochaines années, ainsi que la formation au design thinking de ses senior managers.
Néanmoins, cette approche de l’innovation devrait être déployée bien au-delà du monde de l’entreprise pour s’étendre aux politiques publiques, ainsi qu’aux universités, selon Véronique Hillen, qui considère notamment que la ville durable et les seniors représentent des enjeux majeurs, et donc de véritables défis pour le design thinking.
Certes, le design thinking compte également ses détracteurs qui, sans remettre en cause le principal diagnostic du recentrage nécessaire de l’innovation sur l’ « humain », constatent que les résultats obtenus par les chercheurs en gestion et les consultants en stratégie qui s’intéressent au design ne sont pas à la hauteur de ses promesses en termes de production. « A l’usage, cela s’est essentiellement traduit par la tenue de réunions collectives avec les fameux Post-it », écrit Jean-Louis Frechin, directeur de l’agence Nodesign (Les Echos, 25 février 2014), rappelant que « les designers et les architectes travaillent sur une grande variété de sujets ; ils sont créatifs, intuitifs, humanistes ; ils possèdent un imaginaire puissant ».
Que signifie « penser comme un designer » ? Une méthode ne pourrait se suffire à elle-même, en se substituant aux professionnels. Ce que confirme Paola Antonelli, conservateur du département design du musée d’art moderne de New York : « Le design thinking n’est pas le design. Il est au design ce que la méthode scientifique est à la science. Il ne saurait remplacer le travail des créateurs industriels. Le design thinking est devenu un terrain de jeu pour consultants, avec pour conséquence l’abdication par les entreprises de leurs responsabilités de producteurs d’innovations utiles au profit de la gestion de leurs défis internes. »
Dans un ouvrage intitulé L’Esprit design (Pearson, 2010), Tim Brown s’adresse aux managers : « Une vision de l’innovation purement technocentrée est impensable aujourd’hui et une philosophie du management axée sur les stratégies existantes risque de se révéler inadaptée face aux nouveaux développements à l’échelon national et international. Nous devons nous tourner vers des options inédites – des produits nouveaux qui répondent aux besoins de chacun et de la société tout entière ; des idées neuves pour résoudre les problèmes de la santé, de la pauvreté et de l’éducation ; des stratégies qui créeront la différence et susciteront l’enthousiasme. A aucune époque, les défis à relever auront autant dépassé les ressources d’imagination déployées par les hommes. »
Avec l’ambition de mener un programme d’innovation au risque de l’empathie, le design thinking aurait-il le mérite, grâce notamment à son approche pluridisciplinaire, d’inciter à innover effectivement au bénéfice des hommes ?
Sources :
« Tim Brown urge les designers à penser grand », TEDGlobal, ted.com, 2009.
L’Esprit design, Tim Brown, Pearson, 2010.
« Paola Antonelli interview : “Design has been misconstrued as decoration” », Anthony Burke, theconversation.com, 5 décembre 2013.
« 100 repères pour innover », Véronique Hillin, veroniquehillen.com, 2014.
« Design thinking vs design doing », Jean-Louis Frechin, Les Echos, 25 février 2014.
« Véronique Hillen : Le “design thinking” s’intéresse à l’expérience des utilisateurs », Frank Niedercorn, Les Echos, 7 octobre 2014.
Design thinking vs design doing ?, table ronde animée par Daniel Fiévet avec Jean-Philippe Arnoux, Antoine Fenoglio, Véronique Hillen, Matthieu Perrin, Invention/Design. Regards croisés, Musée des arts et métiers – Le CNAM, arts-et-metiers.net, 11 février 2016.
« La créativité peut-elle s’enseigner ? », Martine Jacot, cahier Université & Grandes écoles, Le Monde, 14 avril 2016.
« Au cœur de la mythique d.school de Stanford », Corine Lesnes, cahier Université & Grandes écoles, Le Monde, 14 avril 2016.
« “Design thinking” chez les policiers », C. LS, cahier Université & Grandes écoles, Le Monde, 14 avril 2016.
« La cuisine de demain à la Paris d.school », Joséphine Lebard, cahier Université & Grandes écoles, Le Monde, 14 avril 2016.
Auteure : Françoise Laugée pour La revue européenne des médias et du numérique