Petite devinette : connaissez-vous une entreprise industrielle française dont les effectifs ont doublé en 2018 et dont l’activité a un impact environnemental dix fois moindre que celle qu’elle remplace ? Vous donnez votre langue au chat ?
Un savoir-faire unique
Une telle entreprise existe pourtant bel et bien. Elle s’appelle Remade. Fondée en 2013 par un ancien technicien réparateur de télévisions, Matthieu Millet, elle est installée en Normandie, à Poillet, dans la Manche, non loin d’Avranches. Son activité ? Elle est le leader français de la reconstruction de smartphones Apple, dont 800 000 devraient avoir été écoulés en France et en Europe en 2018. Elle emploie désormais 850 salariés (contre 450 fin 2017) pour un chiffre d’affaires de plus de 200 millions d’euros l’an dernier.
Franck Aggeri pour Alternatives Economiques
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Son savoir-faire unique dans le monde est d’avoir développé pour chaque nouveau modèle de smartphone Apple un process de démontage, de test et de reconstruction spécifique qui lui permet d’atteindre un niveau de qualité comparable aux téléphones neufs. Ainsi, chaque téléphone est entièrement démonté, son écran remplacé, sa coque poncée, polie et repeinte, sa batterie remplacée par une batterie neuve, ses données vidées et tous ses composants testés avant remontage. A cet égard, l’offre de Remade se distingue du reconditionnement proposé par les industriels chinois, qui se contentent de changements cosmétiques sur des téléphones d’occasion avant une remise en marché.
La démonstration de ce savoir-faire a permis de convaincre des distributeurs d’offrir des smartphones reconstruits dans leurs magasins, mais aussi d’offrir une garantir d’un an, équivalente à celle des produits neufs pour des prix inférieurs de 20 % à 30 % à ceux des produits neufs.
Un business model innovant
Le business model de l’entreprise, mûrement réfléchi, a ciblé les smartphones Apple récents, dont la valeur résiduelle de revente est forte. De plus, l’écart entre le coût de fabrication et le prix de vente – la marge d’Apple – sont suffisamment élevés pour justifier une reconstruction tout en permettant de générer des marges confortables. Pour capter le maximum de valeur, l’entreprise couvre l’ensemble de la chaîne de valeur, depuis l’achat de téléphones d’occasion auprès d’opérateurs de téléphonie en France, en Europe ou aux Etats-Unis, jusqu’à la vente aux distributeurs des téléphones reconstruits.
Autre argument mis en avant par l’entreprise : l’écologie. L’impact environnemental d’un smartphone reconditionné serait dix fois plus faible que celui d’un téléphone neuf, selon l’entreprise. Ainsi, un smartphone Remade générerait 10 kg de CO2, contre 100 pour un téléphone neuf. Un écart tenant notamment aux impacts de la production des composants électroniques les plus polluants (les cartes électroniques), qui nécessitent la consommation de métaux stratégiques dont le bilan environnemental est désastreux. D’un point de vue environnemental, la reconstruction (ou remanufacturing en anglais) est une cible à privilégier dans une stratégie d’économie circulaire, car elle contribue à rallonger la durée de vie des produits. De conception robuste, on estime que les smartphones Apple peuvent subir sans problème deux reconstructions successives.
Ces arguments ont convaincu les investisseurs et la BPI de soutenir la croissance de l’entreprise. Les résultats ayant suivi, l’entreprise a massivement investi, faisant l’acquisition fin 2018 de l’éco-parc de Tirepied, près du Mont Saint-Michel.
Gérer une croissance rapide
La croissance aussi fulgurante qu’inattendue de l’entreprise constitue une aubaine pour le territoire. Les candidatures affluent tandis que les collectivités et services publics locaux sont tous mobilisés pour faciliter le recrutement et le développement de l’entreprise. Pour absorber une masse considérable de nouveaux embauchés (une dizaine par semaine actuellement), et répondre aux besoins spécifiques d’une activité de précision, l’entreprise a mis sur pied un programme de formation ambitieux de 400 heures pour acquérir les compétences nécessaires à leur intégration opérationnelle.
Les nouveaux entrants sont pour le moment payés au Smic, mais l’entreprise, qui ne distribue pas de dividendes, octroie de fortes primes quand les résultats sont à la hauteur. Celles-ci ont ainsi atteint l’équivalent de trois mois de salaire en 2017 et 2018. Cependant, sur le long terme, l’entreprise aura certainement intérêt à développer une politique sociale pour fidéliser une main-d’œuvre de qualité et encourager la participation.
L’entreprise a également des ambitions internationales : elle a construit une usine aux Etats-Unis, à Miami, pour pénétrer le marché américain, et en construit une au Maroc. Compte tenu de l’envolée du prix des smartphones neufs, elle estime que le marché du téléphone reconstruit présente de belles perspectives de croissance.
Fragilités
La viabilité d’un tel business model est cependant dépendante de plusieurs facteurs. Premier facteur limitant : la capacité d’approvisionnement en smartphones d’occasion à des prix raisonnables. Davantage que les débouchés, c’est le facteur qui contraint le plus la croissance de l’entreprise. Pour diversifier ses approvisionnements, l’entreprise achète de plus en plus aux Etats-Unis, où se trouve le plus gros gisement au monde mais où la concurrence avec d’autres acheteurs (notamment chinois) est également féroce. Ce point souligne une différence majeure de l’économie circulaire par rapport à l’économie linéaire classique : le développement d’une activité est contrainte par la disponibilité des gisements qui peuvent être captés.
Le second facteur concerne la capacité de l’entreprise à s’adapter au rythme d’innovation d’Apple. L’entreprise à la Pomme n’entretient aucun lien commercial avec Remade et ne lui dévoile donc pas ses secrets de fabrication. L’entreprise normande doit donc faire preuve d’inventivité pour développer des process de déconstruction et de reconstruction qui garantissent l’intégrité du téléphone. Or, chaque nouveau modèle d’Apple introduit des innovations qui nécessitent un travail de rétro-conception important de la part des ingénieurs du département de R&D. Par exemple, le passage d’écrans en verre à des écrans en LED sur l’iphone X va nécessiter de développer un process de démontage entièrement différent.
Cette observation renvoie au troisième facteur : la relation avec Apple. Jusqu’à présent, le géant californien a toléré le développement de cette petite entreprise française. En effet, celle-ci ne lui cause pas vraiment de tort, voire elle présente même un avantage politique indéniable : montrer que l’obsolescence programmée pratiquée par Apple n’est pas un frein au développement d’une offre de remanufacturing. De façon intéressante, Remade, avec le soutien d’Apple, dirige le groupe de travail sur la réparabilité des téléphones au niveau français mis en place dans le cadre de la Feuille de route sur l’économie circulaire (Frec). Cette attitude bienveillante pourrait changer si jamais ce type d’offre venait à cannibaliser la vente de produits neufs et mettre en danger le modèle économique d’Apple.
Avantage fiscal
Dernier facteur : la concurrence. Pour l’instant, aucune entreprise au niveau mondial ne semble capable de reconstruire des smartphones Apple avec un niveau de qualité comparable. Il est toutefois à parier que, compte tenu de l’enjeu et du marché potentiel associé, les concurrents asiatiques, et notamment chinois, ne tarderont pas à mettre tous les moyens pour acquérir cette compétence. Fort heureusement, Remade bénéficie en France d’un avantage fiscal souvent méconnu pour les produits d’occasion vendus aux particuliers : le mécanisme de la TVA sur marge.
Le principe est le suivant : seule la marge réalisée par l’entreprise est taxée et non pas le prix de vente intégral du produit. Imaginons un smartphone racheté par Remade pour une valeur de 100 euros et revendu à 200 euros. Seuls 100 euros sont soumis à la TVA. Cette disposition se justifie par le fait qu’un bien taxé lors de sa vente à l’état neuf ne le soit pas une deuxième fois. En revanche, des produits chinois importés ne bénéficient pas de cette mesure et sont intégralement soumis à la TVA. Cet avantage fiscal a donc un effet induit : il incite à la localisation de la production en France et permet de compenser une partie du différentiel de coût de travail avec des pays hors de la zone euro.
La réindustrialisation emprunte des voies parfois inattendues. L’exemple de Remade montre non seulement que celle-ci est possible en France, mais qu’elle ne s’oppose pas forcément à la nécessaire transition écologique.
- Auteur de l’article : Franck Aggeri, Professeur de management à MINES ParisTech
- Source de l’article : https://www.alternatives-economiques.fr
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