Intérieurs privés, hôtels ou restaurants, la tendance est aux lieux confortables et empreints de classicisme, loin de la froideur conceptuelle de la dernière décennie. La décoration reprend ses droits après des années de rigueur design. On devrait le vérifier dès aujourd’hui au Salon Maison & Objet. Par Cédric Saint André Perrin.
Les années 2000 furent celles du design, nouvel anglicisme déboulant – comme bien d’autres à l’époque – dans le vocabulaire français. Portés par une euphorie futuriste propre au passage du millénaire, les restaurants branchés se prirent pour des vaisseaux spatiaux immaculés alors que, peinturlurés en violine, les bars-tabac de quartier se voulurent lounge. Très vite, plutôt qu’à une discipline permettant de concevoir des objets fonctionnels autant que beaux, le design fut assimilé à un style. A des meubles en plastique blanc moulé façon iMac. Ne dit-on pas aujourd’hui : « c’est design » comme on dirait « c’est tendance » ? A peine apparu, le mot semble déjà faisandé. Il ne correspond plus à l’époque. « Si le design fonctionnaliste français des années 1960, pratiqué par des gens comme Roger Tallon, était porté par de vrais projets, des utopies politiques, de grandes innovations techniques, mais aussi des besoins liés à la reconstruction d’après-guerre, il faut bien avouer que, hormis celles des frères Bouroullec, les propositions d’une génération de designers français stars de la décennie écoulée manquent cruellement de relief, » regrette l’agent de designers et d’architectes Julien Desselle.
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Conscience écologique oblige, le plastique n’a plus vraiment la cote, la vogue serait plutôt au retour du marbre et du laiton doré. Une forme de néoclassicisme reprend ses droits, portée par une nouvelle génération d’architectes d’intérieur, comme Joseph Dirand, Isabelle Stanislas, Gilles & Boissier, Pierre Yovanovitch, Chahan Minassian, Tristan Auer ou encore Charles Zana. « Comme dans la mode, les talents apparaissent dans la décoration par vague, analyse l’agent et conseil en achat design Aurélie Julien. Il y a des cycles, des moments forts. Ce fut les grands ensembliers à la période Art déco, Jean Royère et consorts dans les années 1950, on assiste à un renouveau de ce genre. » Si ces messieurs dominent le secteur du luxe, une bande de filles – Laura Gonzalez, Dorothée Meilichzon et Sandra Benhamou – renouvelle une approche plus accessible de la déco. Rodées à l’art des ambiances chaleureuses, dosant avec doigté mobilier vintage, motifs graphiques et papiers peints fleuris, elles essaiment salons de thé gluten free et bars à cocktails dans l’Est parisien.
Le personnage même du décorateur a changé. Hier érudit austère, snob et distant, il s’est mué en icône du cool. En jean Balmain et baskets Pierre Hardy, Joseph Dirand incarne à la perfection ce nouveau héros de la french touch. Jusqu’à il y a peu, dans l’inconscient collectif, la décoration demeurait associée à des embrasses de rideaux retenant des flots de soieries chatoyantes : des fantaisies proustiennes pour intérieurs grand bourgeois. Débordant de la sphère privée, le renouveau s’illustre largement à travers des lieux publics. L’agencement du restaurant Monsieur Bleu, au Palais de Tokyo, conçu par Joseph Dirand, compte pour beaucoup dans l’actuel engouement pour les marbres. Ce lieu synthétise l’esprit des années 2010 comme le Café Costes de Philippe Starck la décennie 80. Sans s’être à proprement parler démocratisée, la haute décoration s’est ouverte à de nouveaux publics et surtout s’est internationalisée. « 80% des chantiers conçus par les agences parisiennes sont réalisés hors de nos frontières, » précise Julien Desselle. Appelés à concevoir boutiques et restaurants aux quatre coins du globe pour les géants du luxe et les groupes hôteliers, les architectes d’intérieur bénéficient d’un environnement économique porteur. Depuis 2002, Bruno Moinard a réalisé pas moins de 350 magasins Cartier.
Place aux meubles de décorateurs
Moins dogmatiques que celles des designers, plus ancrées dans le réel, plus sensuelles, mais aussi plus fantaisistes, les créations des décorateurs attirent de plus en plus les marques. Ancienne rédactrice en chef du «Elle Deco» anglais, aujourd’hui à la tête de l’agence londonienne Studioilse, Ilse Crawford vient ainsi de dessiner pour Ikea une série d’objets quotidiens, humbles et poétiques, dans des matériaux naturels comme le liège. Chez Ligne Roset, le succès des basiques stylés signés Didier Gomez ne se dément pas depuis plus de vingt ans. « Je revisite le Chesterfield, la chaise ou la bibliothèque en les épurant, les modernisant et les adaptant à la vie d’aujourd’hui, assure ce dernier. Il y a des designers en quête de formes surprenantes, qui développent des recherches sur des matériaux high-tech ou des concepts percutants, moi je tente de définir de nouveaux classiques. J’aime travailler sur des choses a priori acquises au niveau formel comme un créateur de mode peut le faire avec le caban, la saharienne ou le trench. »
Hormis Roche Bobois et Ligne Roset, l’Hexagone comptant peu d’éditeurs, de plus en plus de talents, à l’instar d’Isabelle Stanislas, d’Elliott Barnes ou encore de Bismut & Bismut, se lancent par eux-mêmes dans l’aventure. « J’ai toujours placé des meubles d’architecte comme ceux d’Oscar Niemeyer sur mes projets, explique Joseph Dirand, qui présente une première collection baptisée “Modernist”. Mes propositions, radicales, aux lignes tendues, s’inscrivent dans cette veine ; je conçois mes meubles comme des architectures miniatures – en aucun cas des objets de design. Ils doivent exister par eux-mêmes, dialoguer avec leur environnement, que cela soit dans un palais italien ou dans une villa contemporaine. » Elaborées avec une même exigence que les pièces réalisées sur-mesure pour les besoins de leurs chantiers privés, ces lignes de décorateur éditées en petites séries, dans des matériaux précieux, relèvent du mobilier d’exception. « Depuis les années 1990, de nombreux designers comme Martin Szekely se sont mis à produire des objets de très grande qualité distribués à travers un circuit de galeries, décrypte Aurélie Julien. A leur tour, nombre d’architectes d’intérieur choisissent ce modèle pour diffuser leurs créations. » D’autres, comme Bruno Moinard, ouvrent leur propre espace sur la rive gauche. Un modèle développé avec bonheur par Christian Liaigre depuis le milieu des années 1980 ou par India Mahdavi depuis quinze ans déjà. La production de ces collections repose en grande partie sur le savoir-faire d’un réseau d’artisans français : Robert Four pour la tapisserie, Pouenat pour la ferronnerie, Les Ateliers Saint-Jacques pour l’ébénisterie…
Le développement de ces lignes pourrait-il un jour venir concurrencer un certain design italien haut de gamme ? Dépassés stylistiquement, rongés par des systématismes, nombre d’éditeurs transalpins peinent à se renouveler. S’ils comptent des valeurs sûres dans leurs catalogues – des pièces cultes signées Le Corbusier, Charlotte Perriand ou Gio Ponti – et font immanquablement appel pour leurs nouveautés aux mêmes designers internationaux interchangeables – Patricia Urquiola, les frères Bouroullec dans le meilleur des cas –, ces industriels du meuble n’ont pas su se forger d’identité de marque. Leur image demeure floue, à l’inverse de celle des Armani Casa, Fendi Casa et autre Bottega Veneta Home, autant de marques fortes venues de la mode, qui incarnent un style et gagnent du terrain… Définissant des univers globaux, proposant des intérieurs qui font rêver, les décorateurs sont également à même d’apporter une alternative.
Du design d’objet au design d’espace
Les décorateurs ne sont pourtant pas les seuls à concevoir des lieux inspirants. Noé Duchaufour-Lawrance passe avec aisance du design d’objet, sa vocation première, à l’agencement de chalets privés comme de boutiques pour Montblanc. « Créer des objets demeure ma grande passion, mais définir l’espace dans lequel s’inscrivent et résonnent mes meubles me paraît une prolongation naturelle de mon travail », assure le Français. Outre ces considérations créatives, moult designers se laissent également séduire par les marges découlant des projets d’architecture intérieure. De la conception au chantier en passant par la réalisation de mobilier et parfois même le dessin de petites cuillères pour les restaurants, longue est la liste des prestations à fournir… Autrement plus lucrative que les royalties de 3% du prix sortie d’usine d’un meuble (jusqu’à 10% pour les superstars du design) octroyés par les éditeurs – la source traditionnelle de rémunération des designers. Philippe Starck fut un des premiers à franchir cette frontière, s’entourant dès les années 1990 d’architectes au sein de son agence lui permettant de livrer des hôtels de Miami à Los Angeles en passant par Paris. Dans une même logique, le designer Patrick Jouin s’est associé, en 2006, à l’architecte Sanjit Manku pour développer les restaurants du chef Alain Ducasse comme les boutiques du joaillier Van Cleef & Arpels. « Aujourd’hui, on rencontre de très bons designers qui signent de très beaux lieux, des décorateurs qui proposent des meubles intéressants, les talents sont pluridisciplinaires, c’est une donne propre à l’époque, résume Julien Desselle. Qu’importent les étiquettes, ce qui compte, c’est d’être bon ! »
Julien Desselle, l’agent des stars de la déco
Comme les acteurs ou chanteurs bénéficient de l’aide de professionnels aptes à aiguiller leur carrière et négocier leurs contrats, des talents comme Luis Laplace, Joseph Dirand ou Studio KO peuvent compter sur Julien Desselle. « Ma mère était impresario. Quand j’étais enfant, elle recevait artistes et clients à la maison. Il y a sept ans, à mon tour, j’ai eu envie de promouvoir des gens que j’aime, mais dans un autre domaine. » A travers son agence Desselle & Partners, il conseille des groupes hôteliers, des restaurateurs ou des griffes de luxe dans le choix des décorateurs appropriés à leurs projets. Plus de 120 par an, parmi lesquels un magasin de poche pour les bougies Cire Trudon à New York ou le somptueux futur Four Seasons de Miami.
Le boom du mobilier d’exception
L’émergence de par le monde d’une nouvelle classe de super-riches ne profite pas qu’à la sphère de l’art. Depuis quelques années se développent des galeries comme Carpenters Workshop Gallery à Paris, Londres et New York, Carwan Gallery à Beyrouth ou encore Secondome à Rome, mettant à l’honneur un mobilier de créateurs en pièces uniques ou séries limitées. L’antithèse d’un certain design industriel. Des foires comme Design Miami, le PAD London ou les expositions AD Collections soutiennent ce secteur. Faute parfois de stocks de marchandises anciennes ou en raison des cotes trop élevées de grandes signatures du passé, nombre d’antiquaires exposent aussi des talents contemporains. Yves Gastou présentait des pièces de Thierry Lemaire lors de la dernière Biennale des Antiquaires quand la nouvelle antenne londonienne de Jean-Jacques Dutko mixe à des pièces Art déco les dernières créations d’Eric Schmitt.
Author : Cédric SAINT ANDRE PERRIN pour Les Echos