Artiste et designer franco-argentin, Pablo Reinoso vit et travaille à Paris depuis 1978. Passionné par les techniques et les matériaux nobles, il travaille au travers de ses sculptures au détournement poétique des objets du quotidien comme à l’évocation d’éléments aussi vastes que l’air, l’eau ou le temps.
Le riche chemin de cet artiste, qui a également exercé le métier de directeur artistique pour différentes grandes entreprises, se poursuit aujourd’hui à la Maison de l’Amérique latine avec l’exposition personnelle « Un monde renversé », présentée jusqu’au 5 septembre 2015. Art Media Agency est parti à la découverte d’une nouvelle poésie des espaces et des matériaux en sa compagnie.
Comment l’exposition « Un monde renversé » a-t-elle pris forme ?
Tout est parti d’une invitation de la Maison de l’Amérique latine à faire cette exposition. Comme il fallait un commissaire, j’ai fait appel à Jérôme Sans avec qui j’avais déjà travaillé pour une installation urbaine à Lyon pour quelle on s’était très bien compris. Par ailleurs, il connaît mon travail depuis longtemps. Pour cette exposition à la Maison de l’Amérique latine, je pensais personnellement présenter des installations des cinq dernières années, comme les Bancs Spaghetti. Mais Jérôme trouvait plus intéressant d’exposer mes œuvres des années 1990, sur le thème du temps. Il est vrai que certains ne connaissent pas cette partie de mon travail, tandis que d’autres ont probablement oublié. J’ai donc présenté à Jérôme différentes pièces que je possédais déjà, ainsi que d’autres que je souhaitais réaliser pour cette exposition. Alors il a unifié tout cela sous le titre « Le monde renversé ».
Sitôt que nous entrons dans la Maison de l’Amérique latine, nous faisons effectivement face à une disposition complètement renversée ?
Jérôme m’a dit qu’il ne fallait pas que les choses restent à leur place dans cette pièce qui accueille les visiteurs. Alors j’ai regardé le lustre et j’ai décidé de mettre une table au plafond de telle sorte qu’il apparaisse comme une lampe de table renversée. Vous avez également réalisé une oeuvre spécifiquement pour la cour ovale — une des seules de Paris. C’est une cour fascinante. La façade du bâtiment est ovale aussi, ce qui est rare en France. J’ai été invité à investir cet endroit. Mais il y a presque un mètre de dénivelé. Il me fallait plutôt une oeuvre allongée pour masquer cette inclinaison du sol. Alors j’ai adopté une forme ovale réduite qui s’est parfaitement intégrée.
Parmi vos œuvres, Le Paysage d’eau est une pièce emblématique que vous n’avez pas présentée depuis longtemps.
Effectivement, depuis la Biennale de Paris de 1982. C’est une grande pièce de marbre que j’avais sculptée et présentée avec quelques tonnes de charbon minéral autour. Ces deux matériaux improbables évoquent des mouvements aquatiques. Je me souviens qu’elle a eu un certain succès puis qu’elle est partie dans les pays scandinaves. Mais à son retour, je l’ai stockée et ne l’ai pas ressortie. Je suis content qu’elle s’intègre aussi bien à l’exposition aujourd’hui.
Comment vous est venue cette idée d’utiliser le charbon ?
À cette époque, je travaillais sur ce que j’appelais des paysages, de dunes ou de mer par exemple. Une manière de faire des installations plus importantes étaient d’utiliser des matériaux plus faciles que la pierre. Or, autrefois à Paris, on pouvait voir des barges remplies de charbon le long de la Seine. Je les ai toujours trouvées belles avec le charbon qui miroitait selon la lumière du jour. J’ai toujours associé cela à des paysages d’eau. Le mélange de ces deux matériaux était donc tout naturel pour moi.
Vous avez été formé à la sculpture du marbre à Carrare ?
Oui, cela fait partie de mon parcours. C’était très motivant pour moi. Dans un tel centre d’exploitation du marbre, je voyais beaucoup d’activité et d’artisans ainsi que des pierres qui partaient dans le monde entier.
Hormis ce marbre, vous utilisez le bois pour construire vos Bancs Spaghetti.
Contrairement à ce que les gens pensent, je ne courbe pas des tiges en bois. Ces pièces sont sculptées et assemblées avec l’aide d’ébénistes. J’utilise par ailleurs du fil de fer pour visualiser les courbes que je veux faire avec les poutres les plus épaisses. Malgré ce travail techniquement très difficile, nous avons l’impression d’un banc devenu fou avec des prolongations souples et vivantes. On retrouve ce concept spaghetti avec les cadres exposés au rez-de-chaussée. Le cadre est toujours autour d’un tableau pour orienter le regard vers ce dernier. Cette fois, je voulais que ce faire-valoir devienne le protagoniste. Ici, le grand oublié de l’histoire de l’art prend toute la place, déborde son « cadre » et devient la star.
Cependant, la couleur est peu utilisée dans votre travail.
C’est exact. J’aime la couleur des matériaux eux-mêmes. Je choisis donc la couleur quand je choisis mes matières. Une façon de sublimer le matériau. Vous avez recours à des matériaux assez originaux, notamment dans votre série Respiration. Oui. Dans les sculptures respirantes, l’idée était de travailler l’air, nécessaire à tous les êtres vivants. J’ai utilisé des petits ventilateurs qui gonflent des sculptures cousues à partir de toiles de parachute ou de montgolfière. Il faut dire que je voulais prendre de la distance avec le bruit et la poussière de l’atelier de sculpteur. J’ai commencé très jeune ; cela fait longtemps que je travaille dans ces conditions. Il m’est arrivé d’éprouver un sentiment de saturation. Comme je ne pouvais donc plus continuer comme cela, l’idée de l’air est venue comme une nouvelle voie, même s’il m’a fallu du temps pour décider de la façon dont je lui donnerais forme. Travailler des tissus quand on a passé sa vie à transporter des pierres m’a soulagé un moment. Mais, comme on dit, chassez le naturel, il revient au galop. Je suis revenu à la pierre après cela.
Avec ce matériau respirant, vous avez créé Le Cabinet du Dr Lacan.
Quand j’ai réussi à apprivoiser l’air, j’ai souhaité aborder des thèmes complexes comme la parole. Au XIXe siècle, un artiste aurait traité cela en sculptant deux personnages en train de discuter. Mais la parole aux XXe et XXIe siècles, pour moi c’était autre chose et, notamment, l’instrument principal de la psychanalyse. J’ai voulu sculpter ce dispositif avec du mobilier respirant. Les matériaux ont facilité l’évocation de ce sujet. J’ai conçu une bulle cylindrique dans laquelle le visiteur peut voir le dispositif — un divan et un fauteuil — mais n’entend pas ce qu’il s’y passe.
Avez-vous un rapport particulier à la psychanalyse ?
Mes parents étaient tous les deux psychanalystes. Donc je connais bien cette pratique, également pour l’avoir expérimentée moi-même. Par ailleurs, le visiteur trouve dans l’exposition un texte de Jacques-Alain Miller, éminent psychanalyste et éditeur des Séminaires de Jacques Lacan. De toute façon, un artiste qui veut traiter le thème de la parole peut difficilement contourner la psychanalyse.
Vous avez également mis en scène la chorégraphe espagnole Blanca Li.
Oui, Blanca et moi sommes de bons amis. Comme moi, elle habite en France depuis de nombreuses années. Quand je l’ai rencontrée, je connaissais son travail, mais pas sa personnalité. J’ai trouvé en elle un côté Buster Keaton qui me plaisait énormément. Je me suis d’abord rapproché d’elle en tant que directeur artistique d’une marque de parfum, pour la faire jouer dans une publicité. Le projet n’a pas marché, mais nous avons réalisé une vidéo [Séances] dans laquelle Blanca se rend chez le psychanalyste et doit s’exprimer sur le divan avec son corps. Nous avons continué à travailler ensemble pour Thoneteando, une vidéo teintée de comique absurde sur la série éponyme, constituée de chaises Thonet détournées de leur fonction, remodelées et réassemblées.
Vous voyagez beaucoup tout en continuant de vivre entre la France et l’Argentine.
Effectivement, je vais souvent en Argentine, six à sept fois par an, car j’ai gardé de la famille et des amis là-bas. En plus de cela, je voyage beaucoup — une fois par semaine en moyenne — en fonction de mes différentes expositions, pour aller installer mes œuvres voire les produire sur place.
Vous dites que vous revenez aux matériaux lourds. Quels sont vos projets à venir ?
Je travaille actuellement sur un hôtel à Lyon, dont j’assure la direction artistique et pour lequel je conçois tout un parcours de sculptures. L’hôtel doit ouvrir en octobre 2015, près des théâtres romains de Fourvière. À la fin de l’année, je vais également installer de grandes oeuvres pour la ville de Londres, près de la Tate Britain.
Author : Interview Art Media Agency – AMA
Liens : http://www.pabloreinoso.com/fr/news.html
Photo : Banc saint-Germain 2015, Pablo REINOSO – Crédit photo Suzanne NAGY
Vignette de l’article – Crédit photo : Suzanne NAGY