Revue de presse » ** Les dessous du Starck système

** Les dessous du Starck système

Le touche-à-tout de génie passionné par les hôtels lève le voile sur ses méthodes iconoclastes.

Il se tourne vers elle. Son œil espiègle bleu gris guette un signe d’approbation. Bien droite, telle une vestale impassible, elle baisse imperceptiblement les paupières en signe d’acquiescement. Un froncement de sourcil et ce serait non : on n’en parlerait pas. Est-elle son « bras droit » ? Il hésite à désigner ainsi sa femme, Jasmine Abdellatif, sa moitié au profil de sibylle latine. Trop réducteur. « Elle est un peu mieux roulée que moi », lance-t-il dans un de ces brefs éclats de rire jubilatoires dont il est coutumier. Que sait-on de Philippe Starck, le designer français le plus célèbre de la planète ? Tout et rien. Sa chaise empilable Louis Ghost (la plus vendue dans le monde), la décoration du Mondrian à Los Angeles à la fin des années 90, du Delano à Miami aujourd’hui – établissements fétiches du roi de l’hôtellerie « cool » américaine -, son partenariat avec Mama Shelter, le siège de Baccarat ou le yacht futuriste de Steve Jobs, une toute nouvelle collection de parfums à son nom… Autant de jalons marquants sur la route de ce globe-trotter insaisissable. Mais ses secrets de fabrication restent aussi jalousement gardés et impénétrables que ceux d’un maître alchimiste.

À 68 ans, le champion revendiqué du « design démocratique » s’apprête à voir son dernier « bébé », un impressionnant voilier de 143 mètres de long, commandé par la onzième fortune russe, se lancer dans une anse discrète de la Méditerranée. « C’est le plus grand yacht privé de l’histoire de l’humanité – j’aime bien ce titre. Un condensé de toute la technologie la plus incroyable de la marine », plastronne le ludion barbu à l’œil pétillant. « Faire un bateau comme le « Sailing Yacht A » (NDLR : le supervoilier d’Andreï Melnitchenko), c’est faire avancer la marine de vingt à vingt-cinq ans d’un coup. Ces gens me paient un laboratoire de recherche avancée », explique Philippe Starck. Avec ses trois mâts high-tech en fibre de carbone, gigantesques dards effilés, et ses huit étages, le mégayacht d’Andreï Melnitchenko a des airs de cuirassé Potemkine à voiles. Doté d’un studio d’observation sous-marine, le monstre marin à coque d’acier et pont en teck doit être livré dans les prochains jours. Sa fabrication, dont le coût est estimé à quelque 300 millions d’euros, marque l’aboutissement d’une lignée de prototypes conçus par Philippe Starck, depuis la relance des voiliers Beneteau jusqu’au Virtuelle de l’éditeur italien Carlo Perrone.

La stratégie de Robin des Bois

Le « maestro » reçoit au troisième étage d’un immeuble Art déco cossu de l’avenue Paul Doumer, dans le xv.ieme arrondissement de Paris, siège discret de son agence Ubik – baptisée d’après le roman dystopique de Philip K. Dick. Rien d’ostentatoire dans son agence immaculée, hormis quelques immenses portraits noir et blanc du surdoué de l’autopromotion qui se présente volontiers comme… « autiste ». Il n’a pratiquement pas changé depuis vingt ans. La même voix juvénile, le même regard rieur, les mêmes cheveux ébouriffés, tout juste les tempes et la barbe un peu plus poivre et sel. On dirait un quinqua alors qu’il a fêté ses 68 ans le mois dernier. Son cinquième enfant, Justice, née de son union avec Jasmine, sa quatrième épouse, n’a, il est vrai, que 5 ans… De quoi stimuler le « Seigneur des croquis », qui reçoit en sneakers. Souriant, jovial mais minuté. Il a fallu du temps pour le convaincre d’œuvrer pour le roi des engrais russes, Andreï Melnitchenko. « Au début, je ne voulais pas le voir. Finalement, au bout de deux ans, j’ai rencontré ce gamin extraordinaire avec ses grosses lunettes de « nerd », très poli, très discret. C’est un génie d’une gentillesse extraordinaire. » À croire Starck, c’est un vrai mécène qui vit principalement sur ses bateaux. « Ma stratégie est celle de Robin des Bois : voler les riches pour donner aux pauvres », lance le designer, qui se targue d’avoir fixé sa propre charte éthique. « Il est hors de question pour nous de travailler avec des gens douteux. On fait des enquêtes préalables […] J’ai refusé des projets qui auraient rapporté des fortunes (NDLR : émanant de fabricants de tabac par exemple). »

la « méthode turbo »

L’agitateur d’idées se targue d’avoir dessiné le yacht de Steve Jobs en 1 h 30 et celui d’Andreï Melnitchenko en trois heures. Vantardise ? Pas forcément. « Le concept est dessiné par Starck, mais il y a cinq ans de travail pour transformer le croquis en projet. Dans ce genre de discipline, on fait du sur-mesure extrême. Un énorme prototype comme le « Sailing Yacht A » fait travailler plus de 500 personnes », détaille Thierry Gaugain, son ex-bras droit, qui continue à collaborer avec lui sur les navires. « On a cassé les codes du design nautique avec nos trois derniers bateaux », revendique ce fidèle, sorti des ateliers de l’ENSCI (École nationale supérieure de création industrielle). L’« homme à l’ego gonflé à l’hélium », comme l’avait qualifié Vanity Fair il y a trois ans, aime évoquer ses méthodes de travail. Dans la famille Starck, le génie inventif vient avant tout de l’observation. Ingénieur aéronautique, mais aussi un « fêtard bon vivant », son père dessinait des avions toute la journée. Il lui a transmis sa passion de l’invention. Lui, il préfère croquer des bateaux.

Premier Français invité à participer aux fameuses conférences TED, Philippe Starck a nourri le mythe de la « méthode turbo » du moine créatif. « Je suis une sorte de moine moderne. […] Du 15 juin au 15 septembre, je vis totalement coupé du monde, dans une de mes maisons, et je travaille de 8 heures du matin à 8 heures du soir, presque sans manger », confie-t-il à la Harvard Business Review en avril 2013. « Le fortin ultime, c’est notre maison de Formentera, dans les Baléares, où je suis réellement seul. Il y a une barrière et une pancarte « all appointments cancelled », on ne parle à personne. C’est l’endroit où je travaille le plus intensément. Au Portugal, je suis au niveau 3. Sur l’île de Burano, près de Venise, au niveau 2 », explique le designer, qui pilote parfois lui-même son bimoteur à hélices. Autodidacte proclamé, Philippe Starck affirme n’« avoir jamais changé de méthodes de travail […] Comme dirait ma femme, je suis surhumain. Mon organisation, super-efficace et totalement dématérialisée, comme un commando ou une équipe de Formule 1, développe et applique. Notre philosophie est d’être le plus léger possible, le plus petit possible, ne rien devoir à personne et donc d’être totalement libres. Cette liberté est totale : on fait ce que l’on veut, quand on veut et avec qui on veut. En moyenne, cela représente environ 200 projets par an. » Ce pourrait être beaucoup, beaucoup plus : « Nous refusons 85% de ce qu’on nous propose. »

UNE SIGNATURE QUI RIME AVEC JACKPOT

Le fondateur d’Ubik reste ultradiscret côté chiffres. Tout juste dit-il avoir « le meilleur avocat du monde. Il est très juste, humain et élégant. Il a le sens de la justice. Cela fait vingt ans que je travaille avec lui. » Certains reconnaîtront Philippe Ouakrat, l’avocat de l’Italien Flavio Briatore (ancien directeur de l’équipe de Formule 1) et de Max Mosley (le tout-puissant patron de la Fédération internationale de l’automobile). C’est lui qui est chargé d’enquêter sur la respectabilité des clients potentiels. Mission ultradélicate, parfois : « Il a eu un peu tendance à se prendre pour Philippe Starck », ironise un proche du designer. Sur certains dossiers, Philippe Starck a fait appel à l’avocat néerlandais Roelant Klaassen, spécialiste de la propriété intellectuelle, qui a participé, par exemple, à la gestion du délicat conflit avec les héritiers de Steve Jobs au sujet des factures finales du Venus, le superyacht de 82 mètres du fondateur d’Apple, après la mort de ce dernier. « Par le passé, j’ai eu des avocats qui profitaient de notre position dominante sur le marché pour en abuser ; c’était inacceptable, incorrect et inélégant », gronde Philippe Starck. Ubik affichait en 2013 un chiffre d’affaires de 15,2 millions d’euros. Mais l’agence parisienne représente une part infime de l’iceberg. Philippe Ouakrat a, en 2004, dévoilé dans Libération le diamètre approximatif de la galaxie : « La valeur brute annuelle des objets et services signés ou labellisés par Philippe Starck s’élève à près de 1 milliard d’euros. » Et c’était il y a treize ans…

Le « + » de la signature de Starck (gravé au laser sur la mythique chaise Louis Ghost qui s’est vendue à plus de 2 millions d’exemplaires) a souvent un effet jackpot. « Pour Kartell, cela a été un mariage idéal », insiste le patron de l’éditeur de meubles milanais. Mais « si c’était à refaire », Claudio Luti renoncerait au système des « royalties » (entre 2% et 4% sur chaque objet vendu). « Philippe Starck est un très bon homme d’affaires. Il n’aime pas gérer, mais il comprend très bien les chiffres », ajoute Serge Trigano, qui a lancé les hôtels Mama Shelter avec l’aide et les intuitions « low cost » du designer. La structure Ubik est ultralégère, mais le Starck Network permet d’entretenir des relations fidèles avec un réseau informel d’une quarantaine de « partenaires historiques permanents » (Kartell, Flos, Duravit, SLS…). « On est très fidèle. Avec Kartell, j’ai travaillé avec le père, Giulio Castelli, avant de travailler avec le gendre, Claudio Luti. On n’est pas dans l’avidité ou la vénalité. On n’a pas envie d’avoir un empire. On travaille avec des gens que l’on respecte. » Et souvent dans la bonne humeur : « On se retrouve surtout au cours de grandes séances de rigolade. Ses principales qualités, c’est l’humour et le recul. La répartition des rôles se fait de manière naturelle et tacite. Ensuite, le travail acharné, c’est chacun dans son coin », relève Thierry Gauguin, soulignant que Starck a contribué à faire baisser les prix de 4 000 à 400 euros, voire plus, dans le mobilier contemporain, en l’espace de deux décennies.

Philippe Starck a des idées à revendre, une capacité de travail hors du commun, mais il a aussi le don de faire les bonnes rencontres. Après un bref passage à l’École Camondo, à Paris, où il n’a « pas appris grand-chose », cet ancien écolier fugueur et adolescent rebelle a fondé sa première entreprise de design en 1968, spécialisée dans la conception d’objets gonflables. Dès 1969, il commence à travailler en étroite collaboration avec Pierre Cardin. L’association, entre le styliste, « un capitaliste élitiste », et « un communiste comme moi », tourne court. Très vite, il préfère se consacrer à la création en série de produits de consommation courante au design décalé. En 1984, la décoration du premier café des frères Costes, au coeur des Halles, à Paris, ouvre une nouvelle ère pour les brasseries parisiennes. « Notre association lui a ouvert les portes de l’international », se souvient Jean-Louis Costes, le frère du restaurateur. « C’est un génie très attentif aux détails, qui a le sens du marché », résume aujourd’hui Claudio Luti, trente ans après leur première association. « Starck a apporté un autre regard sur le design : plus populaire et plus ludique. Il y a quelque chose d’assez jubilatoire dans son travail, opine Olivier Gabet, directeur du musée des Arts décoratifs de Paris. Si Roger Tallon est le designer des Trente Glorieuses, Starck est plutôt celui d’une société postmoderne. »

« Il cherche à créer de l’énergie »

Ce qui en fait un véritable touche-à-tout : « Aujourd’hui, on travaille sur des véhicules spatiaux, des montres, des lunettes, des chaussures, de l’équipement médical… », confie Philippe Starck. Mais l’hôtellerie de luxe reste un levier de notoriété et un tremplin décisif pour le pape du design « abordable », en plus d’être un terrain de jeu dont il raffole. « L’intérêt de faire des hôtels, c’est que cela permet d’offrir des expériences vécues aux gens. » « Le « Café Costes », c’est un monument historique des années 80. Avec des établissements tels que l’hôtel « Hudson » à New York, il a créé un nouveau rapport entre l’intimité et le collectif », affirme Olivier Gabet. La collaboration avec l’Américain Ian Schrager, le roi des night-clubs, légendaire propriétaire du Studio 54, qui fit les beaux jours du disco à New York, et pionnier des « boutique hotels », a propulsé le Français sur la scène de l’hôtellerie de luxe mondiale. Fort du succès du Royalton et du Paramount à Manhattan dans les années 80, le tandem a surfé sur la notion d’« urban resort » avec la reconversion du Delano, sur Miami Beach, et la transformation complète du Mondrian, à Los Angeles, en 1996, complètement rénové depuis par un autre designer. C’est l’âge d’or des « urban hotels » à l’américaine où le lobby et le restaurant doivent désormais pouvoir rivaliser avec l’atmosphère d’un night-club. Même association réussie avec Sam Nazarian, le fondateur américano-iranien de SLS, avec lequel il s’est lancé à l’assaut de Beverly Hills à Los Angeles et du Strip de Las Vegas.

Le « starckisme » peut-il s’essouffler ?

Aucune réalisation n’incarne mieux l’« effet » Starck que la transformation complète du Royal Monceau de l’avenue Hoche, à Paris, grand hôtel vieillissant des années 20, à la demande de l’homme d’affaires Alexandre Allard. Depuis sa grappe de lustres en cristal de Baccarat surplombant l’escalier monumental jusqu’au « long bar » des maîtres verriers Perrin & Perrin en passant par le lobby « chic et décalé » ou les grottes de fraîcheur tapissées de coquillages du restaurant Carpaccio, la rénovation a frappé les esprits. « On retrouve sa patte d’un hôtel à l’autre. Il aime bien recycler des idées et des objets chinés », observe Julie Eugène, jeune spécialiste de l’art contemporain dont Philippe Starck a d’ailleurs inventé le métier d’« art concierge » – une première dans l’hôtellerie parisienne. « C’est le seul palace qu’il ait pensé de A à Z jusque dans les moindres tissus et le moindre drapé. Il n’est pas dans l’esthétique. Son problème n’est pas que ce soit beau et ce n’est pas toujours des plus pratiques, mais c’est génial », s’enthousiasme la jeune femme. Certains experts ont pu se montrer plus sévères avec les étages : « Il sait faire l’ambiance des lobbies mais les suites sont glaciales. » Serge Trigano balaie leurs arguments d’un revers de main : « Philippe a un putain de talent. C’est un créatif inimaginable. Il ne cherche pas à faire du beau ; il cherche à créer de l’énergie. Il faut qu’il y ait de la vie dans ses lieux. C’est un génie absolu. » Son fils Jérémy, PDG de Mama Shelter, la chaîne d’hôtels ultra-trendy, est convaincu qu’« il a un processeur un peu plus rapide que les autres. En quinze minutes, il visite tout seul le lieu et il vous dessine le projet, là où on aurait tourné le projet cinquante fois dans tous les sens ». Depuis l’entrée d’Accor dans Mama Shelter en 2014, Philippe Starck a préféré se retirer. « Nous n’avons rien du tout contre Accor, mais je suis un homme d’aventure, d’amitiés, de petites équipes… », explique le designer.

Philippe Starck fascine par sa polyvalence : « Ce qu’il y a de fabuleux chez lui, c’est sa capacité à passer d’un hôtel au bateau de Steve Jobs, de changer le regard sur des brosses à dents comme sur des presse-citron. Il a réussi une chose unique au monde : la capacité de choisir lui-même ses projets », résume Serge Trigano. Symptôme d’une vigueur renouvelée : Starck s’apprête à lancer une nouvelle ligne d’hôtels de luxe, à Metz, avec son projet surréaliste de grande demeure bourgeoise posée sur un bloc monolithe de grande hauteur. Sans faire nécessairement école, l’autodidacte a contribué à starifier le métier et a tout de même fait émerger une nouvelle génération de talents : Patrick Jouin, Matali Crasset ou Bruno Borrione… Le « starckisme » peut-il s’essouffler ? Il est vrai que certains de ses lieux emblématiques, comme le Café Costes ou le Mondrian, n’ont plus forcément l’impact qu’ils ont pu avoir à l’origine. « Le style peut dater, l’intelligence ne vieillit jamais », juge son partenaire de vingt ans, Thierry Gaugain. Il n’y a pas de style Starck, mais il y a un mode de pensée. » L’ultime clef de sa longévité.

[…]

Anti-capitaliste, anti-Trump

Le designer, qui voit dans son « devoir de créateur » une dimension « politique », ne mâche pas ses mots lorsqu’il livre son regard sur le nouveau président américain : « Trump est juste la sécrétion finale du capitalisme sauvage. Il est un produit normal, et c’est pour ça qu’il est élu. Et c’est pour ça qu’à moins d’une énorme bourde, à moins qu’il ne devienne totalement dictatorial, dans les premiers temps, il va être très admis. Parce que, finalement, tout le monde est d’accord avec ce produit du capitalisme. Il est le produit naturel d’un système qu’on a perpétué malgré tous ses échecs coûteux, bien qu’il n’ait fait que ruiner tout le monde. L’incroyable, aujourd’hui, c’est que le capitalisme permet que le plus voyou, celui qui a ruiné indirectement les petits, soit élu par les pauvres. Oui, c’est le comble de la vulgarité. Mais il ne faut pas s’attacher aux frasques de Trump, à ses vulgarités. Ce n’est pas lui qui est vulgaire : c’est le capitalisme. »

Auteur : Pierre de Gasquet pour Les Echos

Vignette de l’article :©Jerome BONNET pour Les Echos Week-End

> Ce projet ci-dessous devrait voir le jour en 2018 à Metz : un quatre étoiles dans un bloc de verre dépoli surmonté d’une maison style XIXe – DR.

Pertinence et intérêt de l’article selon designer.s !

ATTENTION ! Un commentaire designer.s s’impose !

Article incomplet malgré sa longueur selon designer.s : on reste sur notre faim !

***** Exceptionnel, pépite
**** Très intéressant et/ou focus
*** Intéressant
** Faible, approximatif
* Mauvais, très critiquable