Principalement porté par quelques grandes signatures, le design des années 50 connaît une explosion sans précédent. Une prochaine vente aux enchères organisée par la maison Piasa le met à nouveau à l’honneur. Pour combien de temps ?
Perriand, Jeanneret, Prouvé… nos gloires nationales du design des années 50 sont également adulées outre-Atlantique. Avec des fans aussi célèbres que Pharrell Williams ou Brad Pitt. Deux galeries françaises en ont à nouveau fait la vedette de leur stand à la onzième édition de Design Miami qui vient de s’achever. La galerie Jousse présentait ainsi un ensemble de meubles signés Charlotte Perriand, avec une table de forme libre de 1959, une bibliothèque de 1950 et un fauteuil de la même année cosigné avec Pierre Jeanneret. A la Galerie Downtown, deux pièces maîtresses de Jean Prouvé – un bureau Présidence et une rare table Compas rouge – avaient pris place. Avec une certitude pour les galeristes : tout collectionneur de design aujourd’hui, qu’il soit Américain ou Asiatique, doit impérativement posséder une de ces grandes signatures à l’aura internationale.
Médiatique et séduisant, le design des années 50 fait décidément l’objet de bien des convoitises. A l’instar de Design Miami, toutes les grandes foires, organisées simultanément avec les foires d’art contemporain, ont permis ces dernières années aux collectionneurs de se familiariser avec les grands noms et d’ouvrir les portes aux nouveaux amateurs. A tel point qu’aujourd’hui les frontières entre art et design se sont effacées. Les lignes minimales d’une bibliothèque Nuage de Charlotte Perriand ou les courbes d’un fauteuil Big Easy de Ron Arad se marient avec une toile de Cy Twombly ou une sculpture de Jeff Koons. C’est même le dernier chic, voire la norme du bon goût dans les luxueux appartements de l’Upper East Side comme dans les penthouses de Shanghai avec vue sur le Bund.
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L’autre aspect attrayant du design est sa praticité. «Un meuble est attractif quand il est utile, alors si en plus il est beau, qu’il est bien référencé et que son dessin est révolutionnaire, on peut atteindre des sommets en termes de prix», explique Frédéric Chambre, vice-président associé de la maison de vente Piasa. Les plus belles transactions se font généralement lors de ventes aux enchères qui connaissent un grand succès auprès des collectionneurs, car l’expérience du marteau est galvanisante. Remporter la mise après une lutte acharnée est jubilatoire, mais cela contribue à l’envolée des prix. Les ventes les plus attendues s’apparentent à des pièces de théâtre, suspens à l’appui, où les protagonistes sont invisibles, car la majorité d’entre eux enchérissent au téléphone. Dans la vente Piasa consacrée aux Arts décoratifs et au design du xxe siècle, les lots phares tels que le bahut de Charlotte Perriand ou le bureau en palmier d’Eugène Printz créeront certainement l’émulation.
Pas une vente aux enchères sans que les noms de Jean Prouvé, Pierre Jeanneret, Charlotte Perriand, Serge Mouille ou Jean Royère ne soient présents. Ces «French Masters» atteignent des prix record en salle des ventes. Parmi le dernier en date, la table Trapèze de Jean Prouvé, vendue en octobre chez Artcurial 1,2 million d’euros à un collectionneur américain, soit le double de son estimation. Au-delà d’un effet de mode ou d’une question d’appartenance sociale, la reconnaissance de ces «génies», comme les nomme Frédéric Chambre, qui a vu le phénomène s’accroître ces quinze dernières années, est amplement méritée. Les créateurs et intellectuels français d’après-guerre avaient une vision globale de l’habitat. Ils ont révolutionné une manière de vivre, inventé un langage esthétique à la fois radical et social. Leurs meubles avant-gardistes aux lignes pures étaient fabriqués de manière industrielle, le plus souvent pour des collectivités, comme l’université d’Antony en banlieue parisienne. Il n’y avait rien d’élitiste dans leur démarche, ce qui peut faire sourire quand on voit à quels prix sont vendus leurs meubles aujourd’hui.
Une source d’inspiration toujours actuelle
Cette explosion n’est pas due au hasard. Elle est le résultat de l’immense travail pédagogique effectué depuis de nombreuses années par une poignée d’antiquaires et de marchands français, des précurseurs qui ont su déceler l’originalité et la modernité de ces designers. Philippe Jousse, François Laffanour ou Patrick Seguin ont largement contribué à faire éclore ces noms alors que ce type mobilier était régulièrement jeté à la benne, car jugé banal et sans intérêt. Pourtant, la réflexion à la fois esthétique et pragmatique d’un Jean Prouvé sera fondatrice pour des générations de designers et d’architectes. Selon François Laffanour, «beaucoup se sont sentis inspirés ou proches de la démarche de Jean Prouvé, ceux qui me semblent avoir perpétué son état d’esprit sont des architectes comme Renzo Piano, Richard Rogers ou Jacques Herzog et Pierre de Meuron.» Autant dire les plus grands de notre époque. Car hormis des prix très élevés, c’est aussi à travers cet héritage que l’on mesure l’impact d’un courant et d’une pensée esthétique sur l’histoire.
La plupart des signatures phares antérieures aux années 60 ont été abondamment défrichées, au point d’avoir des cotes pour la plupart établies. «Aujourd’hui, les prix sont relativement stables sauf bien sûr pour les pièces exceptionnelles», confirme Frédéric Chambre. Mais tous les designers de cette époque n’ont pas connu le même succès. C’est en tout cas l’opinion de quelques jeunes marchands. Ils travaillent d’arrache-pied pour faire connaître d’autres noms. Parmi eux, Alexandre Goult et Guilhem Faget, de la galerie parisienne Meubles et Lumières, sont ainsi convaincus du potentiel de Robert Mathieu, «l’un des créateurs français de luminaires les plus talentueux des années cinquante». L’aval du galeriste et spécialiste Didier Krzentowski, propriétaire de la très réputée Galerie Kreo, ainsi que les derniers prix enregistrés en salle des ventes semblent leur donner raison. Mais ces luminaires aux lignes souples, avec leurs tiges en laiton doré et leurs abat-jours colorés, rencontrent-ils leur public car le rétro est dans l’air du temps, ou parce qu’ils ont un réel intérêt historique ? Ou bien s’agit-il d’une simple bulle spéculative ? Leur avenir sur le marché ainsi que le regard des conservateurs de musées apporteront la réponse dans quelques années.
Bien qu’incontournable et majeur dans l’histoire du design, le mobilier des années 50 commence cependant à souffrir d’un sentiment de «trop vu», voire de conformisme. C’est le sentiment de Luis Laplace, décorateur d’origine argentine installé à Paris depuis une dizaine d’années et spécialiste des intérieurs de collectionneurs et de galeristes (il a notamment aménagé l’appartement parisien d’Emmanuel Perrotin). Pour lui, il est périlleux de se limiter aux quelques designers présents sous les feux des projecteurs. «En tant qu’architecte décorateur, j’ai besoin de trouver en salle des ventes des choses qui ne sont pas à la mode, des artistes inconnus, redécouverts. J’aime l’idée de croiser des signatures confidentielles avec des designers établis, de mélanger les univers.»
En quête du nouveau «dieu» du marché
Il n’empêche, surfant sur la tendance, les grands éditeurs contemporains tels que Vitra ou Cassina rééditent la plupart des icônes de cette époque, en accord avec les ayants droit. Il en résulte un écart de prix vertigineux entre un meuble d’origine et un meuble réédité (voir encadré ci-dessous). Même s’ils restent chers, une chaise Standard de Jean Prouvé, ou un petit tabouret Berger de Charlotte Perriand sont désormais abordables (aux alentours de 500 euros). Une popularisation qui pourrait peut-être contribuer à faire exploser la bulle spéculative du design des années 50…
Déjà, les marchands sont à la recherche du nouveau dieu du marché. L’engouement pour certains designers des années 90-2000 autorise quelques pronostics. Parmi eux, Zaha Hadid, Ron Arad et bien sûr Marc Newson. L’emblématique Orgone Stretch Lounge (1993) de ce dernier s’est ainsi adjugé 547?400 euros chez Artcurial en octobre 2015. Comme leurs aînés, ces designers ont développé une démarche d’innovation et de recherche sur les matériaux qui donne à leurs meubles un côté futuriste, symbolique d’une époque et donc marquant pour l’histoire du design. Ils illustrent aussi parfaitement l’évolution des goûts et des pratiques de ces trente dernières années, avec notamment l’invention du «design art» qui relègue la fonction au second plan pour privilégier la forme et le concept. On ne parle plus de meubles mais de «sculptures fonctionnelles». Enfin, qui s’intéresse au design doit être attentif à la jeune génération. Certaines grandes galeries «dénicheuses», comme la Galerie Kreo et la Carpenters Workshop Gallery, ont pris sous leur aile des poulains qu’il faut suivre de près. Les plus belles créations de l’allemand Konstantin Grcic, du Japonais Nendo ou de nos stars nationales Ronan et Erwan Bouroullec, figureront à coup sûr aux catalogues des plus grandes ventes aux enchères dans quelques années. Le futur Prouvé se trouve peut-être parmi eux…
Source : Les Echos Week-End
Vignette de l’article : Les «fifties», nouvelles années folles du design JAMES HARRIS