Mondialisation, surconsommation, réchauffement climatique, le «social design» dématérialise l’objet afin de répondre aux enjeux économiques, environnementaux et sociétaux
Imité, parfois surcoté, omniprésent… Le design semble se perdre dans sa définition au point de ne plus dire grand-chose. Ou d’en dire trop. Car aujourd’hui, tout est design. Les chaises Eames ou Fritz Hansen, comme la table basse La Redoute ou la lampe Micasa. Le design s’est réduit en un mot-valise qui appelle de multiples définitions. C’est à la fois le confort d’un canapé Flexform et l’esthétique pop d’une lampe Memphis d’Ettore Sottsass.
Mehdi Atmani pour Le Temps
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Qu’est-ce que le design alors? Symboles du bien-vivre dans les années 1960, les objets design sont devenus pour certains le moyen de se distinguer socialement par leur intérieur. Cette conception est en passe de changer. De la distinction sociale, le design devient social. Car à l’ère de la surconsommation, plus personne n’a besoin d’une nouvelle chaise signée dans son salon.
L’époque est à la décroissance. Confrontés à un marché du design objet sursaturé et à l’épuisement des ressources planétaires, les designers évoluent dans leurs champs de recherche pour répondre aux maux d’un monde globalisé. Ils s’attaquent aujourd’hui à des problématiques plus abstraites en se confrontant aux questions sociales, écologiques, politiques et humanitaires. Par exemple, la conception des tentes de réfugiés, l’ergonomie d’une pompe à eau au Sahel, une maison à construire soi-même… Les designers imaginent des solutions adaptées aux enjeux environnementaux comme de la société. Cette discipline née dans les années 2010 s’est longtemps cherchée une définition. Elle a désormais un nom: social design (design social).
Le design questionne
Sans surprise, c’est au Danemark que cette mutation a pris racine. En 2011, la ville de Copenhague a joué la pionnière au Dansk Design Center avec Challenge Society, première exposition à débattre la dématérialisation du produit dans le design. A partir d’exemples concrets, cette exposition a permis d’esquisser de nouvelles stratégies de design pour répondre à certaines problématiques du secteur public danois comme la qualité de vie dans les prisons ou dans les maisons de retraite. En convoquant autour de la table des designers comme des psychologues, des anthropologues et des ethnographes, Challenge Society a démultiplié les savoir-faire dans la recherche de solutions.
Depuis, l’approche du social design s’émancipe aux Etats-Unis comme en Europe. Elle s’enseigne même à la Design Academy d’Eindhoven, aux Pays-Bas. L’intérêt est tel que l’école peut se targuer aujourd’hui d’être le think tank européen de la transdisciplinarité dans le design. Cette vague gagne aussi la Suisse. La Haute Ecole d’art de Zurich (ZHdK) vient de vernir une exposition baptisée sobrement Social Design. Jusqu’au mois de février 2019, elle présente plusieurs projets internationaux et questionne nos systèmes sociaux et nos environnements de vie et de travail.
Retour aux fondamentaux
Selon Angeli Sachs, curatrice de l’exposition, «l’homme et l’environnement pâtissent toujours plus cruellement des impacts de l’économie de croissance mondialisée. Le design social prend à bras-le-corps les inégalités grandissantes des ressources, des moyens de production et des perspectives d’avenir et mise sur un échange égalitaire inédit entre l’individu, la société civile, l’Etat et l’économie.» Elle ajoute: «Le design a toujours été transdisciplinaire. Mais avec sa dimension sociale, la discipline revient en quelque sorte aux sources en proposant des solutions pour et avec la société.» Sans parler de tendance forte, Angeli Sachs constate un engouement croissant des designers pour le design social. Mais avec quels impacts?
Car à l’heure où l’engagement social des designers se multiplie, sous diverses formes (initiatives sociales d’entreprises, ONG…), sur d’innombrables sujets (pauvreté, accès à l’eau, homophobie), nombreux sont ceux qui jugent ces travaux bien intentionnés, mais pas nécessairement concrets. En s’ouvrant à la dématérialisation, le designer – pourtant habitué à des collaborations avec d’autres disciplines – se confronte à de nouveaux acteurs, dont l’objectif et les priorités se nichent ailleurs. «C’est ce qui rend le social design excitant, répond Angeli Sachs. Cette pratique mise sur le dialogue et l’engagement dans la recherche d’une solution commune avec d’autres acteurs.»
Une réponse aux questions qui comptent
A Genève, la Haute Ecole d’art et de design (HEAD) a osé le grand écart. Dans un souci d’expérimentation et de confrontation au réel, l’école met depuis quelques années sa créativité et son savoir-faire au service de causes sociales ou politiques. La lutte contre l’analphabétisme ou le droit d’asile par exemple. La HEAD compte également plusieurs associations parmi ses partenaires. Elle n’en délaisse pas pour autant ses autres domaines de prédilection comme le luxe et la mode. D’ailleurs, au sein de l’école, l’ensemble de ces terrains d’expression n’est pas vécu comme une contradiction. En misant sur l’ouverture, la HEAD vise au contraire à confronter les étudiants à la réalité tout en leur laissant une liberté de choix.
Nicolas Nova est chercheur, auteur et enseigne les cultures numériques à la Haute Ecole d’art et de design de Genève. Selon lui, cette évolution vers un design plus social est tout à fait naturelle: «Les designers ont toujours eu un intérêt à penser des modes sociaux, de vie ou d’interaction. Cela existe depuis très longtemps. Ce qui change en revanche, c’est la reconnaissance quant aux capacités d’intervention des designers de choisir une forme d’expression pour répondre à une vision de la société. A cela s’ajoute la démocratisation du design qui a attiré de nouveaux acteurs comme les entreprises privées ou les ONG, des institutions publiques.»
Transmission, diffusion, accessibilité
Nicolas Nova cite l’exemple des travaux de Matali Crasset à la Bibliothèque de la Cité, à Genève. Dans le cadre de la rénovation de la bibliothèque en 2015, la designer française, formée par Philippe Starck, a repensé complètement le lieu en fonction des thématiques qui lui sont chères: la transmission, la diffusion et l’accessibilité de la culture pour tous, l’arrivée du numérique… Un travail de longue haleine mené étroitement avec la collectivité locale, des architectes, les associations et les habitants du quartier. «Le design, c’est une démarche, une pratique et de la création, commente Nicolas Nova. Matali Crasset est un exemple intéressant qui illustre le travail du designer dans ces mondes sociaux.»
Le design change à nouveau de visage parce que les enjeux de la qualité de vie ont changé. L’excitation des designers se porte désormais sur les problèmes qui comptent vraiment, car la tendance est à la réduction du nombre d’objets plutôt que d’en créer de nouveaux. L’émancipation du social design n’est donc pas un hasard. Elle esquisse le futur de la discipline tout en faisant taire les mauvaises langues qui n’y voyaient plus qu’un terme générique. C’est une évolution. Une de plus.
- Auteur de l’article : Mehdi Atmani
- Source de l’article : https://www.letemps.ch
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