[…] Si nourrir son inspiration, c’est pouvoir accéder en permanence à de nouvelles idées, de nouvelles images, de nouvelles rencontres, alors tous les distributeurs, agrégateurs, connecteurs et créateurs de contenus devraient être les meilleurs alliés de l’inspiration. Et pourtant il semble qu’ils puissent aussi en être les pires ennemis.
La sensation de manquer d’air…
Plus il y a de contenus accessibles, plus son propre espace d’expression semble réduit. On peut consommer en permanence des contenus, comme une source d’inspiration infinie mais l’inspiration elle-même, celle qui produit quelque chose nécessite une condition particulière : suffisamment de connexion pour alimenter son esprit et suffisamment d’espace pour le laisser respirer et inventer. Et souvent, on peut avoir la sensation de manquer d’air. A cela peut s’ajouter la paralysie face à l’existant, une sorte d’équivalent sur la créativité, du fomo « fear of missing out » sur le choix. Essayer d’être inspiré après avoir regardé avec attention tout ce qui existe sur un sujet, ce serait comme demander à un musicien d’écrire une nouvelle chanson juste après avoir écouter tout ce que la pop anglaise a produit au cours des soixante dernières années.
La part aléatoire
Parallèlement, une partie de nos vies digitales est guidée par l’envie d’optimiser le temps, pour qu’il soit toujours plus utile. Sans nécessairement le formuler, il faut gagner en efficacité, réduire la part non-absolument productive de nos vies, rechercher en permanence la rentabilité du geste. Là encore, on touche peut-être du doigt la façon dont nos vies actuelles peuvent fragiliser l’inspiration, au moment même d’ailleurs où la créativité n’a jamais été aussi valorisée. Dans les métiers de « créativité commerciale », on peut se retrouver face à une injonction contradictoire : toujours plus d’inspiration tout en remplissant des feuilles de temps. Feuille de temps dont le but est évidemment de prouver que celui-ci a été absolument utile.
Se donner les moyens de trouver l’inspiration c’est accepter une part d’aléatoire, une part d’ouverture et de curiosité qui ne soit pas en permanence tournée vers l’efficacité et la productivité de cette matière. Il y a quelques années dans un article de Wired, concernant l’inspiration et la créativité l’un des conseils était particulièrement marquant, « spend time with time wasters ». Avant la démocratisation de l’ordinateur personnel, ceux qui ont révolutionné le monde, n’étaient qu’une poignée d’individus qui perdaient leur temps dans un garage. La valeur de ce qu’ils faisaient n’existait pas encore.
Élargir sa zone d’observation
L’inspiration est aussi plus grande lorsqu’on s’éloigne de notre domaine d’activité, de nos centres d’intérêts naturels. Pour éviter ce que Nassim Taleb appelle le phénomène de « domain dependance », qui peut nous amener naturellement à restreindre notre zone d’observation et d’écoute à une catégorie, un métier. Alors même que c’est le plus souvent en regardant ailleurs, là où on aurait pas du, là où ça n’a rien à voir, que l’on trouve une idée nouvelle, qui ne servira pas tout de suite, peut-être plus tard, peut-être pas.
Cette démarche ressemble en partie à un idéal initial d’internet, le lien hypertexte, qui pouvait nous amener par rebonds successifs vers autre part, comme une promesse en permanence renouvelée « venez voir ailleurs ». Même si cet usage est toujours possible, le modèle prédictif qui se met en place -évidemment pour notre bien !- tout comme le fonctionnement d’un Google now par exemple, construit en permanence un environnement adapté. Un environnement qui me ressemble, qui me convient, plus qu’il ne me dérange ou ne me surprend. Dans ces conditions, la possibilité de l’errance numérique se limite et avec elle peut-être les possibilités d’une plus grande inspiration.
Enfin, l’inspiration est plus grande, plus précise, lorsque l’on fait ou on se lance dans quelque chose qui nous amène à nous poser des questions pour avancer, résoudre un problème. C’est tout le propos de Matthew Crawford dans « on becoming an individual in an age of distraction », ou ce que révèle l’émergence et le succès de la culture « makers ». L’expérience que l’on vit n’a plus d’intermédiaire, elle n’est pas manufacturée par quelqu’un d’autre et dans cette confrontation au réel et à la matière, l’inspiration n’est plus seulement une possibilité mais une obligation. Autrement dit par Picasso : « l’inspiration existe mais elle doit te rencontrer lorsque tu es en train de travailler ».
L’inspiration est une bataille
L’inspiration comme beaucoup d’autres sujets aujourd’hui demande à être pensée, vécue dans un monde où le digital fait partie intégrante de notre quotidien. Mais au fond, comme souvent, le digital n’est ni la solution, ni le problème. C’est la conscience de ses limites qui nous permet sans doute d’en tirer le meilleur.
Être inspiré ne dépend pas des sources auxquelles on a accès. L’inspiration ne vient pas de partout mais d’un état. Un état d’équilibre oscillant, entre insouciance et concentration, entre phases actives et passives, entre ouverture et isolement. Il faut accepter les déchets, les erreurs. Comme l’oubli est indispensable à la mémoire pour exister, l’inspiration n’existe que si l’on accepte une part d’inutile. L’inspiration est quelque chose qu’il faut défendre parce que pour exister elle demande de savoir protéger une zone fragile de non productivité. Alors on peut se dire que l’inspiration doit être un combat.
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Author : Sébastien GENTY pour INFluencia