Premier job à 16 ans, premier poste à 18 et designer en chef à 47… L’homme qui crée les meubles en kit de demain est un pur enfant de la marque suédoise, à qui il imagine un avenir entre réédition de classiques et innovations technologiques.
Il faut bien l’avouer, avec son style décontracté, ses yeux clairs et ses dents blanches, Marcus Engman est fidèle à l’image qu’on pouvait se faire du designer en chef d’Ikea. Préparé à donner des interviews toute la journée, il nous reçoit de bon matin dans un petit bureau du pôle créatif, à Älmhult, bourgade de 5 000 habitants au sud de la Suède.
La veille, le géant du meuble en kit exposait à des journalistes et partenaires du monde entier les collections de la saison prochaine et des projets plus futuristes, comme un plan de travail intelligent, capable de proposer au seul contact d’un légume sur le bois une recette adaptée. L’occasion d’apercevoir Marcus Engman pour la première fois, micro en main face à l’assemblée, présentant les nouveautés avec l’aisance des jeunes patrons de la Silicon Valley.
La moitié de la ville travaille pour la marque
A la tête de la création depuis 2012 seulement, ce fils de designers cumule de nombreuses années de carrière chez Ikea. Et bien plus, tant sa vie y est liée. De Stockholm où il grandit, il part à l’âge de 9 ans pour Älmhult, ville natale de la marque fondée en 1942 par Ingvar Kamprad, après l’embauche de son père par cette dernière. L’entreprise, florissante, existe depuis plus de trente ans et fournit tout le pays en mobilier et autres objets du quotidien. Marcus passe alors son adolescence au côté d’enfants des employés d’Ikea, plus de la moitié de la population d’Älmhult travaillant pour la marque. Mais c’est à 16 ans qu’il y fait véritablement ses premiers pas : « J’ai commencé par un job pendant les week-ends. Je poussais des chariots toute la journée », raconte-t-il, amusé.
Sa scolarité terminée, il regagne Stockholm, avec l’idée de devenir photographe. Mais deux rencontres, lors d’un été passé en famille à Älmhult, vont s’avérer décisives : « Je me suis lié d’amitié avec deux designers très influents de l’époque et je suis devenu leur assistant personnel, en quelque sorte. Ils m’ont poussé à devenir décorateur d’intérieur. » Très vite, il rejoint la firme au logo bleu et jaune en tant que responsable d’offre, poste qui consiste à analyser les tendances et sentir les besoins de demain. « Les prémisses de ce que je fais aujourd’hui », constate-t-il. Mais Marcus n’est jamais passé par une école de design ni par aucune université : « C’est ma particularité, j’ai appris sur le tas. »
Il y reste douze années, avant de monter à l’âge de 30 ans sa propre agence de conseil en stratégie. Ses clients : les mastodontes Vodafone, Orange ou encore des laboratoires pharmaceutiques. Jusqu’à un jour froid de janvier, en 2013 : « J’ai reçu un coup de fil. On voulait que je revienne. Ikea me rattrapait une fois de plus. »
Inspiré par la mode
Depuis, il passe le plus clair de son temps dans des avions, afin de rencontrer actuels et futurs collaborateurs dans le monde entier. « Par exemple la semaine prochaine, je me rends chez vous, à Marseille ! Ça me fait plaisir car j’adore la France, même si j’ai beaucoup de mal à m’habituer à vos petits-déjeuners frugaux », plaisante-t-il. Quand il n’est pas en voyage, Marcus tient à passer beaucoup de temps avec son équipe de designers, dans les bureaux d’Älmhult, modernes et lumineux.
Il nous confie être particulièrement inspiré par la mode, reflet des changements et des envies de notre société occidentale. « J’ai d’ailleurs été bluffé par ce qu’ont fait les fondateurs de la marque de décoration Opening Ceremony pour la maison Kenzo, dont ils sont désormais les directeurs artistiques. » On apprend aussi qu’il rêverait de rééditer un modèle de banquette vintage Ikea, créé dans les années 1970 et portant le doux nom de « Tajt ». « On ne travaille pas seulement sur le style de tel ou tel nouveau produit, on réfléchit ensemble à ce que l’on va proposer demain et il se peut que des choses aient déjà existé. »
Quand il pense à la place qu’occupe aujourd’hui Ikea dans la vie de tous, qu’une grande majorité d’entre nous possède au moins un objet de la marque chez soi, il concède avoir « un peu le vertige. Je crois que c’est une grande responsabilité de rendre la vie des gens plus agréable. » On ne peut s’empêcher de lui demander si, lui aussi, vit dans un intérieur Ikéa, ou si sa maison, située dans un village à une heure de route d’Älmhult, ressemblent à ces demeures de designers qui pullulent sur papier glacé. « Vous savez ce qu’on dit : les cordonniers sont les plus mal chaussés ! Chez moi, c’est un chantier depuis des années. Je vis dans une habitation en bois brun de style années 1960 construite par l’un de mes amis architecte et meublée avec deux ou trois classiques du design italien et scandinave. Mais rien n’a jamais vraiment été achevé.
Chaque soir, quand il n’est pas en déplacement, il y retrouve sa femme, directrice commerciale de la marque, et ses trois enfants, âgés de 22, 21 et 15 ans. Définitivement, Ikea est une affaire de famille. A croire qu’il est écrit que sa progéniture marchera dans les pas de ses parents et de ses grands-parents. « Et ça commence déjà ! Ils y ont déjà travaillé l’été pour se faire de l’argent. Mais bien sûr, quand je leur demande s’ils veulent y faire carrière plus tard, ils répondent “Non, jamais de la vie”, confie-t-il, sourire aux lèvres. Comme moi, à l’époque… »
Author : Marine BENOIT pour Le Monde