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Numérique lande : bienvenue dans le campus du futur

En pleine garrigue, entre Aix et Marseille, The Camp se connectera en 2017. Dans ce campus numérique à l’américaine, des cerveaux penseront la ville du futur. Les politiques applaudissent. Reste à boucler le financement.

Le terrassement a commencé il y a quelques semaines, en pleine garrigue, la Sainte-Victoire en ligne de mire. Seule la silhouette anonyme de l’Europôle de l’Arbois est là pour rappeler que la civilisation est à cinq minutes en voiture. Pour l’heure, les joggeurs et les vététistes n’ont pas encore été chassés par les engins de chantier, mais ça ne saurait tarder. C’est ici, sur le plateau d’Aix-en-Provence, à une quinzaine de kilomètres au sud-ouest du centre-ville, que se dressera The Camp — un ambitieux projet de campus numérique — à l’horizon 2017. Objectif déclaré : penser le monde de demain sur 7 hectares.
Folle idée en orbite

Dans ce maquis connecté, ingénieurs, chercheurs, étudiants, entrepreneurs et futurologues du monde entier pourront venir phosphorer sous un toit en Teflon de 8 000 m2 aux faux airs de soucoupe volante, conçu par l’architecte marseillaise Corinne Vezzoni. L’endroit pourra accueillir plus de 300 cerveaux, hébergés sur place, dans des appartements donnant sur de longs corridors extérieurs, à la californienne. Dans de grands cylindres transparents ouverts sur la nature, des experts en robotique travailleront avec des spécialistes des transports pendant quelques mois ; des cadres suivront des formations accélérées le temps d’un week-end ; et des start-up ­auront jusqu’à un an pour prospérer. Trois villas ont même été prévues en contrebas pour attirer des conférenciers de haute tenue, (très) grands patrons ou Prix Nobel.

« C’est l’un des plus grands projets de territoire en France aujourd’hui », se réjouit Frédéric Chevalier, qui n’hésite pas à parler de « totem ». De la fenêtre de son bureau, entre une maquette et un film promotionnel en anglais, ce fringant quinquagénaire domine un terrain qu’il essayait d’acquérir depuis une dizaine d’années. Président fondateur de High Co, une agence marketing qui lui a valu le titre de plus jeune patron d’entreprise française cotée en Bourse en 1996, ce Marseillais de naissance n’a pas hésité à débourser plus de 6 millions d’euros de sa poche pour mettre son idée folle en orbite.

Smart city

Mais n’allez surtout pas lui parler de Silicon Valley à la française : « Je revendique l’ADN américain du projet, dans la mesure où nous essayons de bâtir un lieu de vie comme ont su le faire Stanford ou le MIT [le prestigieux Massachusetts Institute of Technology, NDLR]. Mais la Silicon Valley, c’est invivable, vous n’avez aucune envie de vous y éterniser ! » Plutôt que de chercher à faire éclore le nouveau Google ou un rival de Facebook, l’entrepreneur plaide pour une autre approche. Il voudrait qu’Aix devienne l’épicentre des « smart cities », le lieu où se pensent les villes intelligentes du futur proche, fourmillantes de capteurs et organisées en réseaux.

« Demain, les enjeux de l’humanité ­seront concentrés dans les métropoles », renchérit-il. Il n’a pas complètement tort : selon un rapport du cabinet Navigant, 75 % de la population mondiale vivra en ville d’ici à 2050. Gestion de l’eau, de l’électricité, services à la personne, objets connectés, sécurité, les enjeux ne manquent pas. A écouter Frédéric Chevalier, il ne suffit que d’une interface : « La France a des leaders mondiaux dans les services, la santé, l’énergie… Pourtant, le public comme le privé ne prennent pas la mesure des changements du monde. On ne travaille pas assez à préparer notre avenir. » D’où l’idée d’un « tiers-lieu » qui ne soit ni paralysé par la courte temporalité des mandats politiques, ni freiné par la pression des résultats financiers d’une grosse entreprise.

Singularité technologique

Conçu comme une bulle autonome à l’écart des distractions d’Aix (mais à cinq minutes de la gare TGV et à quinze minutes de l’aéroport), The Camp devrait vivre jour et nuit, animé par des esprits qui croient aux courses en relais. L’approche rappelle celle de la Singularity University (SU). Installée dans un ancien hangar de la Nasa, à deux pas du siège de Google, cette organisation scientifique sélectionne depuis 2008 les plus brillants étudiants du globe pour réfléchir à l’avenir du genre humain.

Son nom est pour le moins évocateur : la singularité technologique désigne le moment où les intelligences artificielles progresseront plus vite que les cerveaux humains. S’il revendique des atomes crochus avec ce cousin américain, Frédéric Chevalier nie toute filiation directe. Il ne se sent pas l’âme messianique d’un Ray Kurzweil, l’éminence grise de la SU, directeur de l’ingénierie chez Google et persuadé que le progrès informatique peut vaincre la mort. « Notre approche est plus modeste », pondère-t-il, en citant un autre modèle : le Center for Urban Science and Progress new-yorkais, inauguré en 2013.

“Un lieu fort pour la région, architecturalement et intellectuellement”

Reste désormais à mettre en branle la machine financière. Frédéric Chevalier veut s’appuyer sur un partenariat public-privé, les entreprises prenant à leur charge deux tiers du budget total de la construction, qui dépasse les 70 millions d’euros. Depuis deux ans, il a multiplié les rendez-vous avec les collectivités locales pour les convaincre de sauter le pas. « Quand il est venu me voir il y a deux ans, j’étais dubitatif, je ne voyais pas très bien ce qu’il voulait faire, confesse Bernard Morel, vice-président du conseil régional en charge du développement économique et président de l’établissement public d’aménagement Euroméditerranée. Mais plus je l’écoutais, plus son idée me rappelait les clusters [pôles de compétitivité, NDLR] de Pierre Laffitte, quand il a créé Sophia-Antipolis il y a près de cinquante ans. »

Finalement, le conseil régional a voté une avance remboursable de 3 millions d’euros, imité par la communauté du pays d’Aix, la communauté urbaine Marseille-Provence Métropole et la Caisse des dépôts. En tout, le secteur public a déjà débloqué 16 millions d’euros. « Le fait que l’initiative vienne du privé est inédite et intéressante, poursuit Bernard Morel. Bien sûr, nous avons voulu nous assurer qu’il ne s’agissait pas d’une opération immobilière déguisée, mais désormais nous sommes persuadés qu’il pourrait s’agir d’un lieu fort pour la région, architecturalement et intellectuellement. »

Google et l’optimisation fiscale

Côté privé, Frédéric Chevalier a convaincu la Caisse d’Epargne et le Crédit Agricole de financer la partie immobilière, tandis qu’un tour de table auprès d’une trentaine de grands groupes se finalise. Parmi eux, on pourrait retrouver plusieurs noms ronflants, dont certains travaillent déjà — en ­solo et en silo — sur les défis des villes intelligentes : Cisco, Orange, Vinci, ou encore Sodexo. Un temps évoqué, Google devrait rester à distance.
Le géant américain pratique l’optimisation fiscale pour échapper à l’impôt, ce qui ne plaît guère à certains élus écologistes et du Front de gauche. Ils l’ont fait savoir dans les colonnes de La Marseillaise. Mais largement soutenu par le PS et l’UMP, porté par les mairies d’Aix-en-Provence et de Marseille, The Camp ne rencontre qu’une résistance sporadique. D’autant plus qu’il a des appuis jusqu’au plus haut sommet de l’Etat. Bercy voit d’un très bon œil un projet qui vient caler ses pas dans ceux du label French Tech (lire encadré), tandis que Matignon suit le dossier avec attention, après avoir reçu Frédéric Chevalier à deux reprises.

“Je veux que The Camp devienne un laboratoire à ciel ouvert”

La puissance publique n’ayant plus les reins suffisamment solides pour porter seule de tels chantiers, les attentes sont élevées. Pas question cependant de faire du Camp une figure de proue de la recherche hexagonale. « On laisse ça à Saclay », sourit Frédéric Chevalier, en faisant référence à ce plateau situé au sud de Paris, qui doit accueillir 20 000 enseignants-chercheurs à l’horizon 2025.
Entrepreneur dans l’âme, il ne ferme pas pour autant la porte au monde académique, conscient que l’université d’Aix-Marseille, forte de ses 72 000 étudiants, est incontournable dans la région. Mais il voit plus loin. « J’aimerais mettre en place des échanges avec de grandes écoles », annonce-t-il, citant pêle-mêle l’Ecole des mines, Centrale ou l’Ecole polytechnique de Lausanne. Et de conclure : « Je veux que The Camp devienne un laboratoire à ciel ouvert. » Ne manque plus que le toit.

Surfant sur la manne…

Si The Camp est sur la rampe de lancement, le projet de Frédéric Chevalier est loin d’être un cas isolé dans la région. Labellisée « French Tech » par Bercy (qui promeut de nouveaux pôles de compétitivité dans neuf grandes villes), la métropole Aix-Marseille est en pleine effervescence. Outre plusieurs projets d’accélérateurs privés chargés de faire bourgeonner des start-up, deux pôles numériques sont ainsi dans les cartons : le premier doit voir le jour sur le site des casernes du Muy, à Marseille, le second dans la ZAC de la Constance, à Aix-en-Provence. L’objectif est de profiter de la manne financière mise à disposition par la Banque publique d’investissement pour porter l’économie numérique tricolore : 200 millions d’euros sur cinq ans.

Author : Olivier TESQUET pour Télérama

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Vignette de l’article : L’entrepreneur Frédéric Chevalier, à l’origine de The Camp, a sorti six millions d’euros de sa poche. Crédit photo : Olivier Metzger pour Télérama