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Open innovation, co-création : pourquoi la blockchain est une petite révolution

L’open innovation se heurte indéniablement aujourd’hui à des problèmes d’éthique et de manque d’efficacité. Et si la blockchain représentait une voie à emprunter pour redonner liberté et pouvoir aux communautés d’individus désireuses de créer et d’innover ?

L’open innovation se déploie partout. Après l’avoir longtemps réservée à leurs partenaires de proximité, les entreprises élargissent leur rayon d’action, grâce en particulier aux outils numériques, pour en faire une approche universelle et, disons-le, de nature assez tentaculaire. Elles s’attaquent maintenant aux individus et aux petites organisations : les clients-usagers devenus « co-créateurs » sont ainsi mis à contribution… gratuitement. Dans son livre, « Le travail du consommateur » (La Découverte), la sociologue du travail Anne-Marie Dujarier dénonçait le phénomène de cette pseudo co-création qui se traduit par une captation de la valeur créée par les individus. De même les fameuses collaborations entre grandes entreprises et start-ups – très en vogue actuellement – n’obéissent-elles pas aussi à de troubles relations s’apparentant plus souvent à du gagnant-perdant qu’à du gagnant-gagnant, en défaveur naturellement du plus petit des deux ?

Les limites de l’open innovation

On a beaucoup glosé sur le problème de la propriété intellectuelle que s’approprient les grandes entreprises en récupérant gratuitement les idées des autres. Mais le problème est plus global : c’est la question de la confiance. De récents travaux conduits sous l’égide de l’Alliance pour l’Innovation Ouverte ont ainsi mis à jour l’une des questions de base que posent inéluctablement ces liens entre grandes et petites entreprises : celle d’un déséquilibre et de la défiance qui peut en résulter, générant de la démotivation chez les différents acteurs et un manque d’efficacité des démarches d’open innovation, accompagnée de beaucoup d’inertie.

Les grandes entreprises traditionnelles sont loin d’être les seules à blâmer. Les plateformes que constituent les acteurs de la nouvelle économie sont aussi des captateurs assumés de la valeur créée par d’autres. Ces dispositifs d‘intermédiation ont bien sûr leur utilité mais les récentes polémiques autour des conditions d’exploitation des chauffeurs d’Uber illustrent bien que le partage de la valeur créée est loin d’être équitablement réparti entre toutes les parties prenantes.

Mais d’autres inconvénients affectent l’open innovation qu’on ne peut imputer aux donneurs d’ordre ou aux intermédiaires mais qui proviennent des co-créateurs individuels eux-mêmes. Cela tient à un phénomène naturel qui est à l’œuvre dans tout groupe : l’existence d’une compétition naturelle entre individus. L’intelligence collective et la coopération ne sont pas faciles à mettre en œuvre et, faute d’un système de reconnaissance à la hauteur des individus contributeurs, sont largement contrecarrées par la réticence à partager spontanément informations et idées.

Autre problème de l’open innovation qui accentue et explique le précédent : la difficulté à mettre en place une traçabilité et une capitalisation des idées et savoirs. On a coutume de dire que les idées sont partout… et n’appartiennent donc à personne, que les savoirs nouveaux proviennent souvent de réagencement de connaissances déjà existantes. Dès lors, comment motiver les innovateurs à s’impliquer davantage et à devenir de vrais inventeurs plutôt que des recycleurs d’idées ?

Il faut un renouveau, oui mais lequel ?

Résumons : l’open innovation souffre de limitations et doit donc se réinventer sur la base d’une confiance renouvelée et de valeurs où l’éthique prime. A l’ère de l’ubérisation des savoirs et de l’avènement des experts, on gagnerait aussi beaucoup à mettre en place des systèmes incitatifs pour booster la créativité et l’inventivité des individus et créer une saine émulation entre eux. Cela doit passer par une vraie reconnaissance de leurs apports uniques.

Même dans des communautés prêchant une égalité revendiquée des co-créateurs, certains sont plus créatifs et innovants que d’autres. On ne peut nier que dans tout groupe, des leaders finissent par émerger et se distinguer par leur capacité de vision et d’entraînement. D’ailleurs ne parle-t-on pas dans ces communautés de « lead users », qui sont bien plus en avance que les simples « users » ?

Autrement dit, l’innovation distribuée de façon plus horizontale et plus collaborative, c’est bien mais c’est insuffisant. L’accompagner d’un peu de verticalité « bottom up » voire « top down » n’est pas forcément incompatible et ne nuit pas. C’est ainsi que par l’addition des idées de tous mais aussi par une vraie vision de certains, l’innovation pourra être tirée vers le haut.

Les phénomènes d’émergence des innovations procèdent ainsi : une effervescence de l’innovation par l’accumulation et le partage entre pairs, puis un développement en spirale vertueuse qui, par une sorte de saut quantique, fera passer à un niveau supérieur de progrès.

Par chance, des solutions commencent à faciliter la co-création en contournant les intermédiaires ou, ce qui revient au même, en permettant aux individus d’être reconnus (et possiblement rétribués) pour la valeur qu’ils ont créée. Cependant, si la prise de conscience d‘une nécessaire réappropriation est là, ces démarches sont rarement suffisamment outillées. Il est temps de convoquer la technologie pour la mettre concrètement au service de ces objectifs.

Sécurité et traçabilité

La démocratisation des outils de 3D tant pour la modélisation de prototypes que pour la fabrication grâce aux imprimantes 3D, est riche de promesses. Les living labs et fablabs virtuels sont certainement une voie d’avenir pour l’open innovation et la co-création mais parmi les outils dont on parle beaucoup actuellement, la blockchain est un sujet devenu incontournable. Quelles sont ses promesses en matière de soutien à l’open innovation et à la co-création ?

La blockchain peut être définie comme l’historique décentralisé et exhaustif de toutes les transactions effectuées depuis leur création et qui y sont consignées par blocs consécutifs dans un grand livre de compte. La sécurité de la transaction est assurée par un réseau d’ordinateurs qui valident et certifient la transaction avant de l’inscrire de manière définitive dans un bloc. Une fois enregistrée, cette dernière devient infalsifiable et transparente, facilement vérifiable. Il s’agit donc d’un réseau distribué au sein duquel les transactions s’effectuent en pair à pair (P2P).

De cette définition, on retiendra que la technologie de la blockchain permet la sécurisation, la capitalisation, la traçabilité et la mesure des échanges entre pairs, même lorsqu’ils s’effectuent dans une logique de don/contre-don. Elle permet ainsi une mesure de la valeur créée par chacun. Si on transpose ces principes d’esprit open source, originellement destinés au domaine des bitcoins, aux transactions entre innovateurs, on voit bien tout le potentiel de renouveau que peut en tirer l’open innovation et la co-création (lire aussi la chronique « Les 4 ingrédients pour innover par l’expérimentation et la co-création » .

On pourrait en effet imaginer qu’à l’instar des transactions de bitcoins, chaque contribution individuelle d’innovateurs soit encapsulée dans un bloc bien identifié et sécurisé. Au sein de projets de co-création, ces blocs d’innovation pourraient ensuite être repérés et attribués de façon certaine à chaque contributeur, avec des modalités de reconnaissance et de rétribution ad hoc. Notons que ce système pourrait permettre selon les besoins une individualisation totale ou des regroupements par clusters représentant des niveaux d’entités spécifiques (collectifs, associations, start-ups, PME, etc.).

Et si la blockchain constituait une réponse à la mondialisation à portée des PME et des start-ups, en redonnant à tout un chacun la possibilité de valoriser ses talents uniques et d’exprimer sa singularité et son propre génie ? Ne pourrait-on pas alors imaginer une sorte de « SACEM » de l’open innovation

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De nombreux secteurs d’application

Quand on parle d’innovation ouverte et de blockchain, cela induit la notion de coopétition. En effet, avec les nouvelles pratiques de datascience, les algorithmes de classification ou l’intelligence artificielle, on s’aperçoit que pour appréhender un marché, les acteurs en compétition ont tout intérêt à mutualiser leurs données. Cela implique une nouvelle gouvernance basée sur le principe de datastore collectif, permettant une telle mise en commun.

Le challenge ne devient plus la consolidation des données mais la « privacy » et la capacité pour des acteurs d’un marché de décider des niveaux d’informations qu’ils sont prêts à partager avec leurs concurrents.

Ce type de gouvernance en mode open innovation plus coopétition concerne de nombreux secteurs. A titre d’exemple, on peut mentionner la startup Ledgys, un des acteurs français de la blockchain : elle propose une plateforme transversale permettant de bâtir des applications orientées marché et travaille sur les cas suivants : mise en commun d’une base de CV de candidats et de leurs expériences acquises dans une industrie, partage des métriques de qualité de service de fournisseurs communs (transporteurs, producteurs), nouvelles approches du crowdfunding… Dans des logiques d’innovation ouverte, on peut ainsi créer des places de marchés de l’innovation (en pharmaceutique, par exemple, ou encore dans le domaine des brevets) ou des entrepôts de codes mutualisés entre acteurs concurrents dans lesquels les contributions des développeurs sont évaluées et rémunérées par la communauté. L’intérêt économique d’une telle démarche est la mutualisation entre concurrents des fonctionnalités de base de leur R&D.

Pour échanger sur les perspectives ouvertes par le sujet « blockchain et open innovation », un forum dédié est organisé par Ledgys et la Fabrique du Futur à l’automne 2016.

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Pour reprendre les termes de l’entrepreneur français spécialiste du digital, Gilles Babinet, la blockchain peut contribuer à « horizontaliser » le monde. En permettant des processus de stigmergie, elle a pour ambition de mobiliser l’intelligence collective, d’introduire un esprit de partage, de mutualiser les apports des membres de la communauté, de générer une coopération plus naturelle, plus juste et plus motivante. En gérant la réputation individuelle des membres d’une communauté, la blockchain suscite également une saine émulation entre co-créateurs. Finalement, en associant le principe de coopétition à l’open innovation elle crée ainsi un nouveau paradigme, rendant cette open innovation plus efficace, productive et éthique.

Mais reconnaissons-le, en l’état la blockchain n’est pas exempte d’interrogations, de nature à la fois technologiques, pratiques et sociétales.

Sur le plan technologique, le défi pour la blockchain est de pouvoir appréhender des idées et des co-créations et de les transcrire correctement. Autant les données normées issues de transactions bitcoins sont faciles à inscrire dans des blocs chaînés, autant cela devient plus compliqué dès lors qu’il s’agit de contenus multidimensionnels avec de fortes composantes qualitatives et donc subjectives.

Puissance de calcul

Un autre enjeu concerne la question de la conformité des données transmises. Si pour des données simples, leur contrôle et le passage à l’échelle se font aisément, lorsque les données sont massives et complexes, comme c’est le cas dans le domaine de la co-création, l’accroissement exponentiel du réseau ne permet pas de garantir la bonne conformité des informations contenues dans les chaînes de blocs. Toutefois des chercheurs, comme le data-scientist Jean-Pierre Malle, travaillent sur ces problématiques et on peut espérer que ces limitations pourront être levées à l’avenir.

Il faudra aussi résoudre la question des puissances de calcul énormes qui sont nécessaires, générant coûts, faibles rendements et lenteur des transactions.

Autre question qui se pose, celle de la sécurisation et de la fiabilité du système. L’actualité récente a montré que la blockchain n’était pas exempte de failles. Ne doit-on redouter que des groupes d’individus ne mettent en place une coalition pour influencer ou détourner à leur profit la valeur ajoutée des contributions « blockchainisées » ?

En définitive, à condition de ne pas enchaîner les individus à une technologie, aussi prometteuse soit-elle, et de prendre garde à donner la primauté à l’humain et à l’éthique, les voies de la blockchain méritent certainement d’être explorées par ceux qui croient en les vertus de la co-création.

Author : Eric SEULLIET pour Harvard Business Review

Vignette de l’article : Blockchain France 2016

Qu’est-ce qu’une Blockchain ?

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