« Le numérique est à la fois l’industrie du futur et le futur de l’industrie », écrit Guy Mamou-Mani, le président du Syntec Numérique, au fronton de son espace virtuel sur la toile.
Je crois qu’il a raison. Le numérique est partout ; il transforme et transformera profondément nos façons de penser et d’apprendre, de produire et de communiquer, d’être et de paraître… Sa consécration nationale advint avec la création d’un maroquin gouvernemental dédié à « l’économie numérique » en 2008. La dernière avancée dans la sphère publique, qui consacre d’importants moyens, humains et matériels, au numérique, est la nomination d’un administrateur général des données (data).
Mais le numérique n’est rien qu’un ensemble vaste et dynamique de technologies qui fondent la production, la représentation, la circulation, l’exploitation, la conservation de l’information. Elles n’ont a priori aucune valeur sociale et économique sans leur appropriation. Or, nous l’avons montré, il n’y a pas d’appropriation de technologies, celles-là ou d’autres, dans les ménages, les entreprises et les administrations, sans design.
LA RELATION EST UNE FORME
Le design s’applique à différents aspects de l’usage des technologies et pas seulement à la forme extérieure des objets qui les intègrent. Le design de situation, le design d’expérience placent l’objet à concevoir en situations dynamiques. Les britanniques McCarthy et Wright avaient soutenu il y a dix ans dans « Technology as experience » que la fonctionnalité de l’objet ne suffisait pas pour qu’il s’impose, mais qu’il devait proposer une expérience de vie intense et riche. Cela conduit à imaginer, à représenter ou à narrer la relation à l’objet, en intégrant les processus perceptifs, cognitifs mais aussi émotionnels, voire hédonistes, que tout individu développe dans l’interaction avec un artefact. L’expérience est d’autant plus riche qu’elle provoque, chez l’usager, une impression de transformation, celle de n’être plus tout à fait le même après le recours ou l’exposition à l’objet.
La conception de l’objet technologique est donc indissociable de celle de la relation à lui. Cette relation est faite, pour sa part fonctionnelle, des actions à accomplir et des enchaînements possibles d’interactions, de bifurcations, de déclenchements, d’interruptions, etc., que cela relève du déterminisme, de l’optionnel, du contingent ou de l’accidentel. Il y a là des analogies avec les processus artistiques. « La relation est une forme », soutient l’artiste numérique Jean-Louis Boissier (La relation comme forme, Les presses du réel, 2008). Il montre notamment, en décrivant une « dramaturgie de l’interactivité », que cette dernière « n’est pas la simple médiation de l’accès à l’œuvre, (mais qu’elle est) partie intégrante de l’œuvre ».
Si nous posons que la relation est une forme – sachant que le design est l’art de donner forme – et si nous postulons que la relation à l’objet est un élément constituant de l’objet, alors le design de la relation – de l’interaction – est une composante essentielle du design de l’objet. L’interaction avec son usager fait partie intégrante de l’objet. Les chemins suivis par l’usager sont prescrits, ou rendus possibles – selon la philosophie de l’entreprise conceptrice de l’objet et la nature de ce dernier –, dans l’acte même de conception de l’objet, de ses algorithmes, de ses programmes, de ses interfaces. Boissier montre par ailleurs que le numérique rend caduque la notion d’œuvre d’art close, d’œuvre finie. Il crée de nouveaux espaces d’expression partagée, de diffusion et de circulation des œuvres mais aussi d’échanges autour d’elles.
UN DESIGN PORTEUR DE RELATIONS
Il n’y a donc pas de numérique qui vaille sans design. Cette assertion qui concerne les objets et leurs usages – nous ne sommes pas ici dans le champ des infrastructures – détermine la place du designer dans le processus de conception de l’objet technologique, au-delà de la création de son concept. Mais cela s’opère dans un contexte social, économique, écologique qui est en profonde mutation.
Il ne s’agit plus seulement de concevoir et de dessiner des cheminements possibles pour l’usager et de les concrétiser par des points de saisies ou de restitutions de données par images, icones et messages, de matérialiser des embranchements ou des actions, etc. Le design doit permettre, en plus, à l’usager de déterminer la relation qu’il entend avoir à l’objet et de créer son propre chemin, à sa main, en lui ouvrant la possibilité soit de modifier l’objet (codage, paramétrage, bricolage, etc.) soit d’y embarquer des applications ou des options de son choix.
Mais ce stade, déjà avancé par rapport au design des objets « classiques », est désormais dépassé. Des objets technologiques, numériques en l’espèce, sont dorénavant au cœur de réseaux humains : ils permettent et suscitent les échanges instantanés, de diverses natures, entre plusieurs usagers, en maints endroits, sous de multiples formats. Des relations humaines, sociales sont créées par l’objet technologique. Elles ne peuvent s’établir sans un design adéquat qui doit les imaginer, ou du moins les permettre par son ouverture.
Cela change assez profondément le rôle du design ; cela appelle chez les designers de nouvelles façons de penser globalement les entrelacs des objets et de leurs usages ; cela requiert de nouvelles compétences au-delà des aptitudes « traditionnelles » à imaginer et dessiner. Il est à cet égard regrettable que de nombreuses écoles de design, ou d’art et de design, restent arc-boutées à leur vision « classique » des objets, sans entrer résolument dans cette ère nouvelle ouverte par le numérique – dont on n’ignore pas les limites et les effets négatifs – qui porte en lui des potentialités prodigieuses.
Author : Alain CADIX pour l’Usine digitale – Alain CADIX est ancien directeur de l’Ecole nationale supérieure de création industrielle (ENSCI – Les Ateliers), conseiller scientifique au CEA (recherche technologique et design industriel)