Dans «Skyfall», James Bond reçoit du Major Boothroyd, alias Q, un «smart gun» encodé qui ne peut être utilisé que par la main du héros. Une fiction que designers et ingénieurs s’évertuent à transformer en réalité. Au prix de nombreuses résistances, notamment aux États-Unis.
Directeur du centre de recherche de Harvard consacré à la prévention des blessures, et professeur de politique de santé publique, David Hemenway estime qu’un enfant américain âgé de 5 à 14 ans a 13 fois plus de chances d’être abattu par une arme à feu que son alter ego dans tout autre pays industrialisé.
Dans le New York Times, le journaliste Nicholas Kristof le cite et interpelle les lecteurs: le massacre en direct d’Alison Parker et d’Adam Ward devrait être l’occasion d’apprendre une leçon: «L’horreur, ce n’est pas uniquement le double meurtre macabre, mais cette violence armée qui ne laisse aucun répit et emporte une vie toutes les seize minutes aux États-Unis.» Suicides et homicides y ont fait, ces vingt-cinq dernières années, plus de morts que les attaques terroristes et les guerres en Irak et en Afghanistan combinées, rapporte le quotidien américain. En fait, depuis 1968, rappelle-t-il, les armes à feu ont fait plus de victimes que l’ensemble des guerres de l’histoire du pays.
Le marché des armes sécurisées
Rien d’étonnant à ce que la compagnie irlandaise TriggerSmart se soit «attaquée» d’abord au marché américain, avec son smart gun «childproof». Grâce à un système d’identification par radio fréquence, seul l’utilisateur autorisé peut actionner la gâchette. Un système qui serait peu coûteux, fiable, facile à installer (au moyen d’une puce) sur n’importe quelle arme. Autre aspect au potentiel non négligeable du concept TriggerSmart: la possibilité de désactiver à distance une arme à feu au moyen de transmetteurs et récepteurs sans fil, passifs ou actifs, qui pourraient rendre écoles et lieux publics plus sûrs.
Déjà récipiendaire de plusieurs prix, le fondateur de TriggerSmart, Robert McNamara, pas ce Robert McNamara croit fermement au développement futur de nouvelles applications. Son marché de prédilection, à ce jour? Les femmes, et surtout «celles souhaitant acquérir des armes sécurisées qu’aucun enfant ne peut utiliser, afin de se sentir protégées chez elles». Il ajoute: «Aux États-Unis, elles représentent 40% des acheteurs. Un Américain possesseur d’armes ne se contente pas d’une seule, la moyenne est de 4,4 armes à feu par propriétaire; un foyer sur 3 est équipé. Chaque année, ce ne sont pas moins de 10 millions d’armes à feu vendues aux États-Unis –dans un pays qui en compte actuellement 300 millions. Le New Jersey, le Maryland et la Californie appliquent déjà la loi Smart Gun.»
«La seule chose qui arrête un “bad guy” muni d’une arme, c’est un “good guy” avec une arme.»
L’application de la loi s’est accompagnée de sondages dont les remontées ont dévoilé que 40% des propriétaires d’armes à feu consentiraient à échanger leurs modèle contre un autre, plus «intelligent». Le pourcentage atteint 54% dans la catégorie des 18-44 ans, tranche d’âge plus familière des nouvelles technologies. Au total, 51% des Américains se sont dit favorables à l’application de la loi imposant l’utilisation de «smart guns».
Nick Bilton, journaliste américain, a voulu tester la popularité des armes intelligentes auprès de la National Rifle Association et de fabricants comme Smith & Wesson ou Remington –sans succès.
Le vice-président de la NRA, Wayne LaPierre, n’a cependant pas caché son mépris envers ces nouveaux «gadgets», soutenant que les victimes de tueries «n’auraient pu être sauvées par des gâchettes munie d’une serrure, par des magasins à capacité limitée ni par la technologie “Smart Gun”, pas plus que par une nouvelle commission gouvernementale qui prendrait les rênes des marques de fabricants d’armes à feu». En décembre 2012, dans la foulée du drame de Sandy Hook Elementary School qui avait fait 20 petites victimes, Wayne LaPierre enfonçait le en déclarant que «la seule chose qui arrête un “bad guy” muni d’une arme, c’est un “good guy” avec une arme».
Professeur de sciences politiques dans l’état de New York, Robert J. Spitzer incrimine le manque de contrepartie pour les fabricants d’armes, selon lui principale raison du désintérêt marqué de la part l’industrie de l’armement vis-à-vis des «smart guns». D’autre part, confie-t-il à Nick Bilton, aux États-Unis, une grande quantité d’armes est achetée d’occasion et non dans des magasins répertoriés et autorisés, ceci sans qu’aucun contrôle puisse être appliqué. Un marché florissant qui serait évidemment menacé si cette technologie équipait, par exemple, chaque arme à feu d’un système de reconnaissance par empreinte digitale.
De nombreuses résistances
Autre souci, celui du prix d’achat forcément très élevé. La société iGun Technology Corporation est basée en Floride. Son produit phare est un fusil pourvu d’une puce activée au moyen d’une bague portée par le propriétaire de l’arme. Celle-ci envoie alors un code (18 milliards de possibilités) de reconnaissance qui déclenche une impulsion électrique, elle-même permettant de débloquer la gâchette. Pas d’empreinte digitale, donc il devrait être possible de revendre l’objet. Encore faut-il pouvoir se permettre de l’acheter : «L’iGun est une machine de précision, une arme abritant un système de reconnaissance sophistiqué, précise le site Internet de la marque. Nombreux sont ceux qui l’ont comparé à un fusil contenant un ordinateur portable, et ils ne sont pas loin de la vérité. L’iGun possède de nombreuses composantes spécialement dessinées et fabriquées pour ce projet. Attendez-vous donc à payer un prix “premium” pour cette technologie de pointe, et les bénéfices que vous pourrez en tirer.»
Le prix de vente ne semble malheureusement pas le seul problème venant entraver la marche du progrès: originaire d’Allemagne, le fabricant Armatix a participé à deux événements aux États-Unis afin de présenter et distribuer son «Smart Gun» iP1 en 2014, en Californie puis dans le Maryland. Un calibre .22, suffisamment discret pour être réservé à un usage personnel (mais boudé par nombre d’Américains car jugé trop petit pour être considéré comme une arme d’auto-défense digne de ce nom), proposé au prix de 1.800 dollars –soit trois fois le prix moyen d’une arme neuve. Les commerçants ayant décidé de proposer l’Armatix iP1 dans leurs magasins ont immédiatement commencé à recevoir des menaces de boycott, voire de mort. Avec des millions d’euros de pertes accumulés depuis 2012, Armatix semble sur le point de mettre la clef sous la porte.
Designer d’armes à feu, un débouché d’avenir
Restent ses concurrents iGun, TriggerSmart et… Kai Klopfer, un étudiant de 18 ans qui a rafflé en 2014 une bourse de 50.000 dollars de la Smart Tech Challenges Foundation afin de développer et commercialiser son prototype de pistolet Beretta à reconnaissance digitale, mais programmable pour un nombre illimité d’utilisateurs. Le designer en herbe l’assure : sa «technologie biométrique peut prévenir certaines tragédies. Si je sauve la vie d’une seule personne, alors j’aurai touché au but».
«Il ne s’agit pas d’un problème d’armes, déclarait Donald Trump en réaction aux meurtres d’Alison Parker et d’Adam Ward, mais d’un problème mental. » L’industrie de l’armement a de beaux jours devant elle. Mais la solution pourrait appartenir à la future génération de designers d’armes. Aux États-Unis comme en Europe, la prolifération de programmes d’études proposant de préparer leurs élèves à ce débouché, depuis la formation professionnelle jusqu’au troisième cycle universitaire, peut au moins laisser entrevoir quelque espoir.
Author : Elodie PALASSE-LEROUX pour Slate
Vignette de l’article : Un smart gun – Crédit photo REUTERS/Michael Dalder
VIDEO : La violence liée aux armes à feu coûte 229 milliards de dollars par an aux États-Unis.