[Exposition] Pour la première fois, l’architecte et designer italien expose à Bruxelles, des œuvres anciennes et nouvelles mais toujours aussi flamboyantes.
C’est la première expo du maestro Gaetano Pesce en Belgique et l’artiste aux 79 printemps l’a baptisée, avec malice : « Je suis content d’être ici. » Elle mélange des pièces nouvelles et anciennes dans une flamboyance de couleurs et de formes qui a fait la signature de cet architecte-designer, installé à New York depuis les années 1980. « Pour moi, Gaetano Pesce n’est pas un designer, corrige la galeriste Nathalie Obadia, qui a orchestré l’événement, mais un plasticien aux œuvres poétiques, charnelles et d’une grande sensualité, grâce notamment à son choix de la résine molle comme matériau de prédilection. »
… Ceci est un article de Véronique Lorelle pour
Dans sa galerie bruxelloise (un espace aux murs blancs sur trois étages), Nathalie Obadia donne à voir un concentré savoureux de l’œuvre de Gaetano Pesce. Il y a les célèbres bibliothèques anthropomorphiques, l’une en hommage à l’architecte de Padoue Andrea Palladio (1508-1580) dont elle emprunte le visage, l’autre au peintre Andrea Mantegna (1431-1506), construite autour de rayons formés par les lettres de son nom. Les vases dégoulinant de couleurs audacieuses, chacun imprégné de la main du maître et qui, pour les dernières éditions de 2019, sont munis de multiples petits pieds, façon tentacules. Sans compter ces « peaux » (baptisées Skin), comme autant de tableaux en résine accrochés au mur.
« Dessiner sur du papier ou de la toile ? C’est déjà vu ! s’exclame Gaetano Pesce. J’ai voulu peindre sur un matériau de notre époque et je suis content de pouvoir m’exprimer toujours mieux, puisque depuis deux ou trois ans, les pigments et résines de synthèse à ma disposition ont la capacité de se mélanger comme de la gouache et non plus seulement de se juxtaposer », dit-il en plissant des yeux gourmands.
L’intention de Gaetano Pesce est politique, avec ces objets qui questionnent le statut de la femme dans le monde, la pollution de la planète ou la place de la religion… « Les objets m’intéressent quand ils sont porteurs de messages », lance-t-il. La preuve avec cette surprenante table Lagoon (2012) dans une résine verte laquée qui trône – du haut de ses 150 kg – au premier étage de la galerie Obadia. Le plateau représente la lagune de Venise, posé sur des pieds massifs taillés à l’image des pieux de bois sur lesquelles repose la Sérénissime. Elle fait partie d’une série de cinq tables, consacrées respectivement à un océan, un lac, un étang et une mare, forgées en résine plus ou moins claire pour illustrer la qualité de l’eau et souligner son importance vitale. « Chaque table dit quelque chose de la réalité que nous vivons. L’objet interpelle les convives sur la protection des écosystèmes terrestres et aquatiques », souligne le créateur italien dans un français châtié, pour avoir enseigné pendant vingt-huit ans à l’Institut d’architecture et d’études urbaines de Strasbourg.
Lanceur d’alerte avant l’heure
Cela fait un demi-siècle que Gaetano Pesce, né en 1939 dans le petit port de La Spezia dans le nord de l’Italie, trace son sillon en toute indépendance. Il entre en 1959 à l’école d’architecture de Venise et la même année, dans le collectif d’artistes Gruppo N de Padoue, premier groupe italien à se consacrer à la recherche dans le domaine de l’art programmé (proche du courant « Op art », jouant sur le visuel ou l’art cinétique). Dans les années 1960, Alessandro Mendini à Milan et Adolfo Natalini à Florence lancent le mouvement Controdesign (ou « anti-design », qui conteste les conceptions géométriques et froides du modernisme, hérité du Bauhaus). Gaetano Pesce est photographié aux côtés de ces chantres de la rébellion : « Ils ont collé ma photo sur leurs affiches, mais je ne voulais pas être des leurs, précise-t-il aujourd’hui. Je trouvais que c’était un mouvement de protestation sans fortes propositions. » Il refuse aussi de rejoindre Ettore Sottsass et son mouvement Memphis dans les années 1980, parce que « c’était très décoratif et superficiel ».
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Lui va se tailler un chemin à sa démesure. Il opte pour une approche figurative, poétique et colorée, qui tranche avec ce qui se fait à l’époque. Comme un messager, presque un lanceur d’alerte avant l’heure. « Le design ne devrait pas se restreindre à l’expression pratique de la forme ou de la décoration, ce qui est le cas de la majorité des objets produits aujourd’hui, explique cet anticonformiste. Il doit transmettre les vues personnelles de l’artiste, politiques, religieuses et existentielles, et rester connecté avec l’histoire de l’art. Il y a une chose dont je suis sûr aujourd’hui : le futur du design ne peut éviter d’emprunter ma voie », énonce-t-il une première fois avec hésitation, troublé de son audace, puis une seconde fois : « Oui, oui, je suis sûr de ça ! », lâche-t-il dans un grand éclat de rire.
Gaetano Pesce a toujours fait de la résistance. A la dictature, à l’esclavage, à la série industrielle. Il est l’un des premiers à fabriquer, à dessein, des objets « imparfaits » – coulures de la résine, main de l’artisan à qui il permet d’apporter la dernière touche –, pour redonner de la fantaisie et de la singularité à des objets sériels. « La machine est ennuyeuse, l’objet qui porte un défaut lié au geste de l’artisan envoie, lui, un signe d’humanité. Car seul Dieu est parfait, n’est-ce pas ? », souligne-t-il, facétieux.
Il ne manque qu’une icône dans l’exposition de la galerie bruxelloise. La Donna (1969), ce fauteuil aux courbes généreuses relié à un boulet, dénonçant le sort fait aux femmes dans le monde. Conçue un an après les évènements de 1968, elle a bâti le succès de Gaetano Pesce. Qu’à cela ne tienne. La ville de Milan, à l’occasion du salon international du meuble en avril, a décidé de fêter son jubilé ainsi que l’enfant du pays. Un fauteuil géant de 8 mètres de haut sera installé devant la cathédrale Duomo, dès le 7 avril. Cette nouvelle Donna, percée de flèches et toujours prisonnière d’un boulet, sera cernée d’animaux féroces « car l’homme est un loup pour l’homme : je ne pensais pas devoir encore mener ce combat au nom des femmes cinquante ans plus tard », s’étonne Gaetano Pesce.
Gaetano Pesce, « Je suis content d’être ici », jusqu’au 6 avril, Galerie Nathalie Obadia, 8, rue Charles-Decoster, 1050 Bruxelles.
- Auteur de l’article : Véronique Lorelle
- Source de l’article : https://www.lemonde.fr/
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Vignette de l’article : Gaetano Pesce. Galerie Nathalie Obadia Paris/ Bruxelles
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