Dans ses Carnets, Léonard de Vinci écrivait : « Les détails font la perfection et la perfection n’est pas un détail ». Le grand maître savait ce dont il parlait, lui dont les œuvres, de toutes natures, en sont si riches.
Des historiens de l’art, Daniel Arasse en tête, ont montré combien les détails, notamment en peinture, pouvaient être des révélateurs. L’étude des détails permet « une autre histoire de la peinture, une histoire rapprochée des pratiques du pinceau (donc de la technique, NDLR) et du regard » des peintres.
En design aussi, le détail est essentiel, je veux dire dans la création-conception des objets industriels (dans le sens contemporain de chacun des deux mots). Le détail peut jouer sur plusieurs registres : esthétique, fonctionnel, expérientiel. Le détail dont il est question ici est le fruit du croisement d’un regard sagace porté sur le monde et d’une exigence qualitative que permettent une maîtrise technique et une rigueur de conception.
LE DÉTAIL ESTHÉTIQUE EST D’UNE GRANDE EXIGENCE
Le détail esthétique ne participe pas à l’usage de l’objet. On trouve ce détail dans le traitement d’une surface, dans la recherche d’un effet visuel ; dans le rayon d’un congé ou l’angle d’un chanfrein ; dans un ajustement de deux surfaces, une jointure, un raccord ; dans l’arrondi d’une graphie, dans les nuances de couleurs d’une icône tactile. Il est partout où un petit supplément d’âme peut être apporté à l’objet afin de le rendre plus beau ou désirable mais avant tout, de lui permettre de révéler ses qualités, de parler de lui-même.
Ce petit supplément se fonde sur les qualités professionnelles du créateur-concepteur. Il doit avoir une solide expertise, parce que la réalisation technique de ce type de détail appelle une grande connaissance, selon les cas, des propriétés des matériaux, des process de fabrication et de finition, des possibilités d’algorithmes, des conditions de leur mise en œuvre, de leurs coûts,… Le créateur-concepteur apporte un soin particulier à la recherche argumentée de l’excellence, à la quête raisonnée de la perfection, parce que la qualité de l’achèvement est un point-clé de différenciation et un facteur de performance économique. Elle est par ailleurs la signature de l’objet, de sa marque, celle aussi du créateur-concepteur lui-même (ou, de plus en plus souvent, de l’équipe de créateurs-concepteurs). Enfin, elle révèle une relation affective à l’objet : à celle du designer, par les soins et attentions qu’il porte aujourd’hui à sa création, fait écho celle de l’usager ou de l’utilisateur, par les égards qu’il lui manifestera demain.
LE DÉTAIL FONCTIONNEL EST LE FRUIT D’UN REGARD AFFÛTÉ SUR LES PRATIQUES DES GENS
Je me souviens ici de l’exposition « La grandeur du détail » de l’agence Sismo Design au Lieu du design à Paris en 2014. Les designers avaient présenté une collection d’objets dont un détail les rendait plus pratiques, maniables, moins risqués à l’usage,… Là, pêle-mêle, il y avait un mug à thé où une simple petite encoche évitait la chute de la ficelle et de l’étiquette du sachet dans le liquide bouillant ; une aiguille dont le chas permettait le passage du fil par le haut et le retenait ensuite ; des gants équipés de senseurs au bout des doigts pour l’usage d’écrans tactiles par grand froid ; un Handy Bag dont le lien de fermeture était attaché en haut du sac, à l’extérieur, toujours à portée de main ; un stop-goutte qui permettait de verser la juste dose d’un liquide (huile, en l’espèce) et évitait, en fin d’usage, de souiller le bouchon de la bouteille ; un taille-crayon qui éjectait les mines cassées ; etc. Certains se retrouvent désormais dans le commerce. Etaient-ce des gadgets ? Ces derniers séduisent en général par leur caractère original mais ne se révèlent pas finalement d’une grande utilité. Là, la plupart des détails étaient autant de réponses à des contrariétés, des petits désagréments vécus par les gens dans leurs pratiques quotidiennes et dans l’usage des objets usuels. Les détails sont partout, logés dans l’habitacle d’une voiture, suspendus à un meuble de cuisine, accrochés au mur d’une classe d’école, fixés à la potence d’un bloc opératoire, nichés dans le code d’une application numérique complexe,…
Pour proposer des détails pertinents, il faut beaucoup d’observation et suffisamment de créativité. De la technique aussi. C’est dans l’observation fine, détaillée des pratiques des gens que germent les idées de ces « compléments d’objets directs » (Sismo) de la vie ordinaire. Et puisque la mode est au « design thinking », on pourrait imaginer qu’elles naissent d’un processus de co-conception avec des usagers de mugs, de bouteilles d’huile, d’aiguilles à coudre ou de taille-crayons, mais aussi avec des automobilistes, des professeurs, des chirurgiens, des opérateurs de systèmes complexes,…
FAIRE DE LA QUALITÉ DU DÉTAIL UNE EXIGENCE D’ÉCOLE
Le soin et la qualité du détail, outre qu’ils sont une preuve de l’amour du créateur-concepteur pour le bel ouvrage, sont révélateurs de la qualité du regard qu’il porte sur le monde qui l’entoure et de sa maîtrise technique. En design aussi l’étude des détails permet « une histoire rapprochée (de la technique) et du regard ». C’est pourquoi il me paraît évident que la pratique exigeante du détail devraient occuper une belle place dans la pédagogie des écoles de design et, plus largement, de toutes les écoles de création-conception, donc aussi d’ingénierie.
Author : Alain CADIX, ancien directeur de l’ENSCI-Les Ateliers, conseiller technologie et design au CEA / CEA Tech, membre de l’Académie des technologies pour L’Usine Nouvelle