Tout le monde s’accorde à reconnaître que les nouvelles technologies bouleversent le quotidien de leurs clients et de leurs salariés. Pourtant, les entreprises peinent encore à transformer leur organisation en intégrant les mutations numériques. La transition vers un mode de production plus collaboratif est pourtant indispensable à leur survie. D’autant qu’elle pourrait les rendre bien plus compétitives.
Un matin, les employés de Poult, un groupe toulousain de biscuiterie qui fournit de grandes enseignes de distribution, se sont rendus à l’usine, mais pas pour occuper leur poste. « On a stoppé les machines, et on leur a demandé comment ils voulaient travailler dans le futur », explique Alexandre Dandan, « manager de l’innovation » du groupe – plutôt que « directeur de l’innovation », « dans un souci de déhiérarchisation ». Ce matin-là, des décisions « assez fortes » ont été prises, comme la suppression… du comité de direction. C’était en 2010. Trois ans après le choix fait par ce groupe de 800 employés de construire une entreprise basée sur la confiance, où les salariés donnent leur avis sur la stratégie, et où chaque équipe fixe elle-même ses objectifs et ses propres indicateurs.
À la place du comité de direction, des collectifs plus représentatifs ont été mis en place, réunissant des représentants d’un bureau d’études et des différents services et usines de l’entreprise. Partenariats avec les écoles et les start-up, suppression de deux échelons hiérarchiques, organisation autour de projets « cookies » ou « nappé chocolat »… « Nous sommes passés du statut de biscuitier classique à celui de biscuiterie d’innovation, et ça s’est traduit par plus de collaboration », raconte Alexandre Dandan. Si on peut innover dans les biscuits, on devrait pouvoir le faire partout, non ?
Du coworking au corpoworking
Le groupe Poult semble être sur le point de réaliser ce que beaucoup d’entreprises amorcent à peine – voire pas du tout : leur transformation vers un mode d’organisation plus collaboratif. Exit, le schéma pyramidal à la papa ! Dans l’entreprise du futur, les travailleurs seront plus autonomes. Un employé pourra par exemple passer une partie de la journée à son bureau, puis bidouiller un projet dans un fab lab et finir en conférence téléphonique dans un espace de « corpoworking » – à savoir un espace de coworking mis en place par son entreprise.
Une vision Bisounours ? Pour les entreprises, passer en mode collaboratif est plutôt devenu une question de survie, d’après un rapport produit par le cabinet Capgemini et le MIT intitulé L’avantage numérique : comment les dirigeants numériques dépassent leurs concurrents dans tous les secteurs. « Pour tout le monde, c’est l’urgence. Le business en dépend, soutient Sylvie Joseph, directrice de la transformation interne au sein de la branche numérique du groupe La Poste. Nous ne pourrons faire notre mutation que si, et seulement si, nous sommes beaucoup plus coopératifs et collaboratifs que nous ne le sommes aujourd’hui. » Mais le chemin est encore long puisque, toujours selon le rapport du MIT, 52% des entreprises déclarent ignorer ce que le numérique implique pour leur organisation et leur métier. Il ne s’agit pas de leur jeter la pierre, mais de les aider à franchir le pas.
Pour réaliser cette transition historique, qui prendra plusieurs années, un profil va être de plus en plus recherché par les recruteurs : celui de chief collaboration officer, c’est-à-dire de « facilitateur », capable d’animer un réseau au sein de l’entreprise. Les experts seront donc moins recherchés… que les animateurs d’experts. Dans un monde devenu imprévisible, le réseau prime sur les connaissances : « Ce que vous connaissez est qui vous connaissez », estime Herminia Ibarra, professeure de comportement organisationnel à l’INSEAD, citée par Jean-Pierre Gaudard dans son livre La fin du salariat. Les entreprises vont également développer leurs propres labs’, à l’image du cabinet Deloitte, qui a monté sa « salle de créativité ». Pour Yann Glever, directeur de l’innovation chez Deloitte France, les salariés doivent devenir des « intrapreneurs » : « Ils viennent nous voir avec leur idée, et nous les aidons à la délivrer. »
Perdre un peu de pouvoir
Dans ce contexte, une compétence devra être inscrite sur tous les CV : l’agilité. Dans la novlangue de l’entreprise, cela signifie la capacité à être flexible, quitte à… court-circuiter son responsable direct. « Il faut développer un management basé sur un objectif collectif à atteindre, juge Sylvie Joseph. En France, on est plutôt dans une logique « premier de la classe », alors qu’il faut au contraire travailler en groupe et faire en sorte qu’un projet naisse de l’intelligence collective. »
Les entreprises doivent donc parvenir à partager les connaissances. Et ce n’est pas gagné. « L’entreprise telle qu’on la connaît a été conçue pour un monde où des « sachants » organisaient le travail et où des exécutants moins bien formés se bornaient à exécuter, analyse Bertrand Duperrin, directeur de la transformation digitale au sein du cabinet de conseil Emakina. Aujourd’hui, les collaborateurs peuvent contribuer à l’amélioration des modes opératoires. Mais le « système » a été conçu pour se protéger des changements. Alors qu’on doit réagir à la complexité croissante de notre environnement par plus d’adaptabilité, on y a réagi par de la complication, créant des lourdeurs qui sont in fine autant de freins à la collaboration. »
En fait, les clients, comme les salariés, sont passés à l’ère technologique : ils achètent en ligne, font du covoiturage sur BlablaCar et échangent infos et bons plans avec leurs amis via Facebook. C’est souvent comme ça que les choses se passent : les individus adaptent des codes que les structures mettent du temps à ingérer. L’entreprise, elle, n’a pas suivi cette révolution digitale. Pour y faire face, il faudra de la volonté donc, et surtout accepter de perdre un peu de pouvoir. Autre levier pertinent : les réseaux sociaux internes, destinés à faire correspondre les besoins des individus et ceux de l’entreprise, sur le modèle de Facebook at Work [voir encadré]. Aujourd’hui, 80% des sociétés du CAC40 disposent ainsi d’un ou de plusieurs réseaux sociaux d’entreprise, selon une étude du cabinet de conseil Lecko. Or, plus l’information est partagée, plus le pouvoir est distribué.
Balayer l’escalier par le haut
« Avec les outils collaboratifs, nous pouvons organiser des programmes de formation via les smartphones, pour permettre aux salariés d’échanger des conseils entre eux », détaille, enthousiaste, le Canadien Alan Lepofsky, spécialiste des outils collaboratifs d’entreprise. En témoigne le succès de plates-formes comme OpenPediatrics, un réseau social dédié aux médecins, ou encore Sharelex [voir l’interview], un dispositif de création et de partage de solutions juridiques qui repose sur la collaboration entre des acteurs pluridisciplinaires, des développeurs, et des entrepreneurs.
Pourtant, selon une étude du cabinet Altimeter publiée par la Harvard Business Review, la moitié seulement des outils collaboratifs installés dans les entreprises seraient utilisés régulièrement par leurs employés. Et pour cause : l’outil reste un moyen, qui n’est rien s’il n’est pas intégré à des objectifs précis, et utilisé par les dirigeants eux-mêmes. « L’escalier se balaie par le haut », note Bertrand Duperrin. Aux dirigeants, donc, de montrer l’exemple, à condition qu’ils soient eux-mêmes convaincus que la transformation numérique en cours est plus porteuse d’opportunités que de risques. Peut-être devraient-ils lire alors avec attention le « rapport Lemoine » sur la transformation numérique de l’économie. Ce document, remis au gouvernement en novembre 2014, met notamment en lumière une étude dans laquelle le cabinet McKinsey évalue à 100 milliards d’euros par an à l’horizon 2020 le potentiel de croissance supplémentaire si la France s’alignait sur les performances numériques des pays les plus avancés. Soit un bond de 5% du PIB… Un chiffre qui devrait faire réfléchir tous ceux qui traînent les pieds !
Si le chemin à parcourir pour construire une entreprise plus collaborative reste long, les pionniers, eux, ne regrettent en tout cas pas leur choix : le groupe Poult a ainsi vu son chiffre d’affaires augmenter de 13% pour atteindre 190 millions d’euros en 2013. Une bonne dose de pragmatisme dans l’idéologie, ça ne fait jamais de mal.
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BRÈVES
L’assistant personnel digital, un nouveau collègue
Aujourd’hui, le smartphone permet de planifier son agenda. Demain, comme l’intelligence artificielle incarnée par la voix charmante de Scarlett Johansson dans le film Her, il deviendra un assistant personnel, capable de passer au crible toutes les compétences des collègues afin de proposer le meilleur profil pour le projet sur lequel on travaille. Un collaborateur à garder à distance, sous peine de finir comme Joaquin Phoenix, fou amoureux de son OS…
Bonheur = productivité
Les travailleurs mécontents coûtent cher à l’entreprise : entre 450 et 550 milliards de perte de productivité chaque année, selon une étude Gallup. Avec des salariés démotivés, l’entreprise fait face à l’absentéisme ou, à l’inverse, à un présentéisme trop insistant. Pourtant, en impliquant davantage les employés, « on fait coup double, observe Pierre-Éric Sutter, président de Mars-lab, un cabinet de conseil en optimisation de la performance humaine en entreprise. On rend les salariés plus heureux, mais aussi les actionnaires. »
Et maintenant, le réseau social d’entreprise
« Les gens utilisent déjà Facebook pour partager avec leurs proches […]. Nous voulons proposer une offre similaire pour les entreprises et leurs salariés », explique Facebook pour présenter Facebook at Work. D’autres réseaux sociaux existent déjà pour collaborer en entreprise comme Yammer ou Slack, très utilisés, Cotap (pour les smartphones), l’outil collaboratif Mural.ly, le site d’éditeur de contenus Quip, les plates-formes Do.com et Fuze (pour organiser des réunions « productives »), ou encore TalkSpirit et SeeMy.
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INTERVIEW
« La collaboration ne doit pas devenir une nouvelle norme »
Anne-Laure Brun Buisson est avocate, médiatrice en entreprise et fondatrice de ShareLex, un dispositif de création et de partage de solutions juridiques reposant sur la collaboration entre des acteurs pluridisciplinaires. Pour elle, la collaboration ne doit pas être un simple mantra, mais une démarche sincère.
Vouloir injecter un peu de démocratie dans une organisation qui ne l’est pas – l’entreprise – n’est-ce pas un peu illusoire ?
Même lorsqu’elles ont la volonté de mettre en place des structures horizontales, les entreprises ont tendance à recréer des structures pyramidales. Ce qu’il faut, c’est changer la gouvernance et les façons de coopérer. L’entreprise doit ouvrir des espaces de discussion pour résoudre les conflits et collaborer. Les salariés doivent se sentir en sécurité, reconnus, valorisés. Il faut faciliter l’expression et la prise en compte de leurs besoins. Le besoin n’est pas négociable, mais les moyens pour le satisfaire le sont.
Concrètement, comment implémenter des modes d’organisation plus collaboratifs ?
L’un des enjeux, c’est le partage des connaissances et des expériences. Pour cela, il faut rétablir une éthique de la co-création. Aujourd’hui, ça fait chic et glamour de parler des hackathons [ces évènements qui réunissent des profils différents autour de la réalisation d’un projet, NDLR], mais les gens ne savent pas ce que deviennent leurs productions. Il y a peu de reconnaissance. Les entreprises doivent mieux expliquer quels bénéfices elles attendent de ce type d’ateliers, et donner du sens à la présence des participants.
À quoi ressemble l’entreprise collaborative idéale, selon vous ?
Je n’ai pas de vision idéale de l’entreprise collaborative, et je n’y tiens pas. Le plus grand mal qu’on puisse faire à la collaboration, c’est d’en faire une religion. La collaboration, ça se travaille, et ça doit venir de l’intérieur. Et ne pas juste résulter du souhait de se conformer à une nouvelle norme.
Author : Usbek & Rica en partenariat avec MAIF, pour une société collaborative. #idéecollaborative