Revue de presse » *** Quand le design chausse les skis

*** Quand le design chausse les skis

Longtemps snobées et décriées, les stations de ski conçues dans les années 60 par des grands noms de l’architecture et du design font leur retour en grâce. Ici, neige et béton se révèlent à l’unisson.

Le Sarcelles des neiges », « la station béton » : la presse n’était pas tendre avec Flaine lors de son inauguration, en 1968. Et pourtant ces barres d’immeubles érigées face à la montagne étaient l’oeuvre du grand architecte moderniste Marcel Breuer. Il aura fallu presque cinquante ans pour que cette station souvent décriée pour son architecture bétonnée soit redécouverte et appréciée à sa juste valeur. Flaine, Les Arcs, Avoriaz, Val Thorens, Tignes, Les Ménuires, La Plagne… Toutes sont des stations dites de « troisième génération », c’est-à-dire implantées sur des sites vierges dans les années 60. Entre 1964 et 1977, les « plans neige » sont mis en place par l’État dans le but d’ouvrir les sports d’hiver au tourisme de masse. Ce sont des stations sans voiture, « skis aux pieds », offrant toutes sortes de services de proximité. Les bâtiments poussent comme des champignons et plus de 150 000 lits sont créés en dix ans. Si les architectes de l’époque défendent des stations ergonomiques et complètement intégrées à l’environnement, la réception est contrastée et les controverses sont vives. Ce nouveau visage de la montagne est bien loin de la classique carte postale de chalets en bois ensevelis sous la neige, avec sapins et traîneau en option. Aux yeux de leurs détracteurs, ces stations sont la réplique des banlieues bordant les grandes villes. Pendant longtemps, elles sont donc snobées, associées à un tourisme où les familles s’entassent dans de minuscules appartements. Et pourtant, aujourd’hui, elles connaissent un retour en grâce auprès d’une clientèle plus haut-de-gamme, férue d’architecture, qui reconnaît dans ces ensembles, souvent labellisés « Patrimoine du xxe siècle », une vision architecturale et urbanistique avant-gardiste.

Charlotte Perriand, la grande prêtresse du design

Le cas le plus achevé est sans doute Les Arcs (1 600 et 1 800), qui naissent dans les années 70 sous l’impulsion d’un promoteur visionnaire, Roger Godino. L’équipe d’urbanistes et d’architectes est dirigée par Charlotte Perriand, grande prêtresse du design, alors âgée d’une soixantaine d’années. Pour cette amoureuse de la montagne, formée par Le Corbusier, le site est le lieu idéal pour mettre en oeuvre les principes sur l’urbanisme en altitude, par exemple la construction des immeubles dans la pente, les éléments d’habitation préfabriqués, les baies vitrées donnant sur la nature, les cuisines ouvertes pour libérer les femmes… Les résidences Cascade ou Versant Sud aux Arcs 1 600 constituent les exemples les plus aboutis de la philosophie de l’architecte. Pensant la station de A à Z, la designer ouvre même une boutique pour éviter les dérives esthétiques, garder l’harmonie des lieux et une unité d’esprit. À Arcs Mobilier, elle propose ainsi aux propriétaires une sélection d’objets du quotidien à petits prix, signés des Japonais Isamu Noguchi et Sori Yanagi, entre autres… Pour Jacques Barsac, auteur et spécialiste de Charlotte Perriand, « avec sa sélection, on pourrait faire un musée du design des années 70 ! ». Plus largement, « il y a des leçons à tirer des Arcs en matière d’urbanisme et d’équipement. C’était un projet totalement avant-gardiste, dont les questionnements sont toujours d’actualité », poursuit-il. Pour Emmanuel Bérard, directeur du département design de la maison de vente Artcurial, « ce n’est pas exagérer que de considérer Les Arcs comme le grand oeuvre de Charlotte Perriand et de comparer ce programme, qui la mobilisa pendant plus de vingt ans, à ce que fut Chandigarh pour Le Corbusier quelques décennies auparavant. Les Arcs sont à l’image de Port-Barcarès ou de La Grande Motte : à redécouvrir. » Mais cela nécessite sans doute un peu de pédagogie. Ainsi, des visites guidées sont proposées toute l’année aux vacanciers par l’office du tourisme. Jean-Marie Chevronnet, chargé de ces tours archi, constate un réel regain d’intérêt : « Il y a quinze ans, personne ne connaissait Charlotte Perriand. Depuis six ou sept ans, les gens sont plus informés, ils s’intéressent à l’architecture et il y a une réelle prise de conscience du patrimoine. »

La cote aux sommets

680 euros : le coût d’une semaine de location dans un appartement d’origine de Charlotte Perriand à la résidence Cascade, aux Arcs 1 600, en haute saison. www.dentosozo.com
984 euros : le tarif d’une nuit dans le loft de l’hôtel Terminal Neige en haute saison (600 euros en basse saison). totem.terminal- neige. com
2 500 euros : le prix qu’avoisine un modèle vintage de tabouret tripode Méribel signé Charlotte Perriand.
150 000 euros : l’estimation du refuge de montagne de Jean Prouvé au col de la Vanoise d’une superficie de 72 m2. Celui de 180 m2 atteint 300 000 euros.

Sortir des clichés de la montagne

D’autres stations célèbres témoignent elles aussi de cette fulgurance architecturale typiquement sixties. Aux Ménuires, l’immeuble Brelin, un immense complexe construit au début des années 70, et, à la Plagne, le « paquebot des neiges » réunissent toutes les caractéristiques des stations intégrées si prisées à l’époque – ces deux immeubles sont d’ailleurs labellisés « Patrimoine architectural du xxe siècle ». À découvrir aussi, la chapelle de l’Assomption, conçue par Jean Prouvé à Courchevel, l’hôtel rétrofuturiste Les Dromonts à Avoriaz, ou le chalet personnel de Charlotte Perriand à Méribel. Des stations qui sont des musées à ciel ouvert. Autre exemple, Flaine, créée à la fin des années 60 par Éric et Sylvie Boissonnas, de riches mécènes. Leur idée est également d’associer la station à un architecte connu. Ils choisissent Marcel Breuer, maître du Bauhaus, auteur de l’Unesco à Paris, du Whitney Museum et d’une extension du MET à New York. Le chantier montagnard va durer huit ans. L’architecte-designer applique son principe d’ombres et lumières : les façades des bâtiments sont taillées comme des pointes de diamant, les baies vitrées donnent l’impression d’être à la fois dedans et dehors et surtout le béton est roi. Il dessine aussi le téléphérique, la petite chapelle où se trouve encore un lustre monumental, des chandeliers et du mobilier d’origine. Disséminées dans les clubs de vacances de la station, les cheminées monumentales conçues par Marcel Breuer ont été conservées. On en trouve un exemple dans la pièce de vie du centre d’hébergement de l’UCPA : un foyer circulaire autour duquel les skieurs se retrouvaient en fin de journée. Du mobilier d’origine, signé par des designers célèbres comme Harry Bertoia ou d’Eero Saarinen, il ne reste malheureusement plus rien aujourd’hui. Ici comme aux Arcs, est proposée une visite de la station labellisée «Patrimoine architectural du xxe siècle», assurée une fois par semaine par Gilbert Coquard, intarissable sur les merveilles méconnues de Flaine. « Les gens sont de plus en plus sensibles à cette architecture, ils aiment connaître l’histoire de la station où ils passent leurs vacances, et la nôtre est particulièrement riche », explique-t-il.

La cheminée signée du maître du Bauhaus Marcel Breuer, au cours de la suite « loft » de l’hôtel Terminal Neige, à Flaine, incarne l’esprit du lieu ©L. Di Orio

Un tel patrimoine ouvre des perspectives aux entrepreneurs. Il y a un an, la famille Sibuet (propriétaires entre autres des Fermes de Marie à Megève, de l’Altapura à Val Thorens et des Dromonts à Avoriaz) reprend à Flaine un bâtiment signé Marcel Breuer, à l’abandon depuis quelques années. En six mois, ils rénovent le lieu, baptisé aujourd’hui Terminal Neige, pour en faire un trois-étoiles destiné à une cible contemporaine et urbaine, en adéquation avec l’esprit d’origine de la station. L’hôtel dispose même de deux grandes cheminées de Marcel Breuer, mises en scène dans la suite « loft » et dans le grand salon. Elles contribuent à façonner l’image design de l’hôtel. « Nous voulions sortir des clichés de la montagne avec ses chalets en bois et ses nappes à carreaux », explique Nicolas Sibuet. « Flaine a une vraie signature, l’idée est de s’adapter à son caractère et à son histoire. Nous valorisons l’expérience », conclut-il. Cette fameuse « expérience » est aussi revendiquée par Sachiko Altaba-Yamamura, propriétaire d’un appartement dans la célèbre résidence Cascade aux Arcs 1 600. Cette architecte parisienne achète en 2010 un studio de 33 m2 entièrement conçu par Charlotte Perriand, un des rares restés dans leur jus – nombre d’autres ont été réagencés au fil du temps et des propriétaires. Elle a reconstitué l’ambiance du lieu, en retrouvant avec l’aide d’un antiquaire et de photos d’archives le mobilier d’origine. « Je suis Japonaise et, pour nous, Charlotte Perriand est un dieu vivant ! », explique-t-elle.

Des mines pour les antiquaires

Ce mobilier devient lui-même de plus en plus recherché. Le jeune antiquaire Clément Cividino s’est ainsi lancé dans sa traque. Et la médiatise… Dans un récent reportage télévisé, on le voyait toquer aux portes d’un ancien club de vacances de Méribel pour repérer quelques pièces de design. Il y trouvait entre autres un banc en pin de Charlotte Perriand sur lequel les skieurs enfilaient leurs chaussures, à la cote variant entre 800 et 1 500 euros, ou des portes de placard de cuisine « pouvant faire de très beaux prix ». On le retrouve sur les hauteurs du col de la Vanoise, où il s’apprête à acquérir un refuge de montagne construit par Jean Prouvé. Pour lui, comme pour d’autres antiquaires qui l’ont précédé, certaines stations des années 60 sont des mines. « Les pièces les plus importantes ont déjà été « ramassées », notamment tout ce qui a été fait sur mesure par Charlotte Perriand pour les chalets particuliers à Méribel, Courchevel ou La Plagne. Mais le petit mobilier fonctionnel dessiné en série pour les centres d’hébergement existe encore partout ! » assure-t-il. Tabourets, tables basses, cabines de salle de bains en fibre de verre… Ouvrez bien les yeux, il est possible que votre appartement de location soit meublé de trésors, encore faut-il savoir les repérer.
Demeure qu’entre sauvegarde du patrimoine et spéculation, la limite est parfois un peu floue. « Si les propriétaires ont envie de se débarrasser de leurs meubles sans en connaître l’histoire, peut-être vaut-il mieux qu’ils soient récupérés par des brocanteurs que jetés à la poubelle ? » s’interroge Jacques Barsac. Si les meubles provenant des Arcs, notamment, ne font pas trembler les enchères, le marché est en phase de développement, assurent les experts. Ainsi, dans la prochaine vente « Provenances » organisée par Emmanuel Bérard le 28 février prochain chez Artcurial, un coup de projecteur sera mis sur plusieurs pièces de Charlotte Perriand issues des Arcs, estimées à des montants encore raisonnables en comparaison des prix atteints par ses meubles plus connus. « Les jeunes cadres ont eux aussi envie de petits produits des années 70 qui correspondent à leur génération », poursuit Clément Cividino. Avant que la cote ne gagne trop en altitude…

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Auteure : Marie Farman pour Les Echos

Vignette de l’article : Quand le design chausse les skis ©Monica Dalmasso/OT Flaine

Pertinence et intérêt de l’article selon designer.s !

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