Le designer Gauthier Roussilhe (blog) est parti à la rencontre de 12 designers à travers l’Europe pour parler d’éthique appliquée à leur métier. Il en a ramené un documentaire (également disponible sur Vimeo), qui pose des questions sur le sens du design. A quoi sert le designer ? Comment faire pour qu’il travaille pour le bien de tous ? Quelles vertus doit-il porter, défendre ?
Recontraindre le design ?
On entend notamment James Auger (@crapfutures), professeur associé au M-ITI à Madère, adepte d’un design critique, qui utilise les objets pour interroger notre rapport à la technologie (voir notamment la conférence qu’il donna à Lift en 2009). Auger évoque longuement sa « pile à gravité » (vidéo), un moyen pour stocker l’énergie intermittente d’une manière totalement naturelle, via une batterie qui utilise l’énergie cinétique pour se charger et se décharger quand on en a besoin. Une pile écologique inspirée par la topologie même de Madère, ses falaises, où James Auger vit. Un projet dont l’objectif principal est de fournir des fins similaires à la batterie de Tesla, mais selon des moyens différents : d’abord en se démarquant des impacts environnementaux des batteries lithium-ion de Tesla, ensuite et surtout, en imaginant une batterie qui permette aux gens de reprendre le contrôle.
La pile à gravité de James Auger est une parfaite illustration des principes qu’il a publiés récemment (avec Julian Hanna et Enrique Encinas) dans un manifeste pour « recontraindre le design » (.pdf), qui se présente plus comme un anti-manifeste qu’autre chose. Parmi les défis qu’il pointe, le manifeste souligne qu’il faut arrêter d’être obsédé par les fins, mais permettre aux gens de récupérer les moyens, c’est-à-dire leur permettre d’avoir accès à des leviers sur le monde plutôt que de chercher à les contraindre. Un autre défi de ce manifeste estime qu’à l’heure où les choses deviennent de plus en plus automatisées, il faut faciliter l’action plutôt que l’apathie.
A l’image de James Auger, la plupart des designers que l’on croise dans ce reportage sont très critiques sur leur profession. Pour le graphiste et designer de caractères, Peter Bil’ak, fondateur de la Typothèque et éditeur de Works that Work (@worksthatwork), un magazine sur le design, mais qui ne s’adresse pas aux designers, il y a une contradiction dans le fait que les designers pensent que leur travail peut changer le monde, alors que la discussion sur le design demeure souvent confinée aux seuls designers. Nombre des designers qu’on croise dans ce reportage cherchent à retisser un lien avec la société par une approche critique. Pour Alain Findeli, du laboratoire Projekt à Nimes, si « le design a pour fonction d’améliorer l’habitabilité du monde », cela n’empêche pas le design d’être confronté à des dérives. Pour Geoffrey Dorne (blog, @geoffreydorne), de Design&Human), auteur notamment de l’application Refugeye, le risque du design est de verser dans un human washing, où le geste du designer reconsidéré par le marketing, transformerait tout produit/objet/service en principe éthique, social, engagé, solidaire… Où le design ne deviendrait rien d’autre qu’une « arme de manipulation ». Comme le pointe le chercheur Nicolas Nova (@nicolasnova) du Near Future laboratory, finalement, la créativité du designer oublie trop souvent les gens. Pour James Auger, pratiquer un design responsable consiste à comprendre la complexité du monde plutôt que de chercher à la réduire. Il est facile de faire de bons produits… mais il est surtout très facile de définir trop simplement ce qui est bien, ce qui est préférable… pour les gens et à leur place.
L’éthique : un processus ?
L’éthique est une réflexion sur ce que signifie bien agir pour soi et pour les autres, rappelle Gauthier Roussilhe dans son reportage. Mais cette notion a plusieurs sens : l’éthique de la vertu propose de définir l’éthique à partir de caractéristiques vertueuses, comme l’honnêteté, la sagesse ou le courage… De bonnes intentions suffiraient donc à se comporter de manière éthique. La déontologie, elle, consiste à suivre ses responsabilités et ses devoirs professionnels… indépendamment de leurs conséquences. En médecine par exemple, elle oblige le médecin à soigner tout malade… quitte à s’acharner sur eux. A l’inverse, le conséquentialisme propose lui de déterminer si un acte est éthique en évaluant ses conséquences.
Pour le cofondateur du Time Well Spent, James Williams, l’éthique, comme le design, est un processus. « Mais le design nous dit ce que nous pouvons faire, pas ce que nous devons faire ».
Pour Flora Fischer, chercheuse en éthique au Cigref, un bon programme informatique est un programme qui exécute correctement son code, qui ne bogue pas… mais sait-on évaluer d’un point de vue moral, un bon programme informatique ? Quels seraient les critères techniques qui favoriseraient le bien-être, l’ouverture d’esprit, la créativité ou l’autonomie de l’utilisateur ? Les objets techniques prescrivent nos comportements rappelle-t-elle en faisant référence à Bruno Latour : il y a les objets qui forcent nos comportements comme les tourniquets de métro, ceux qui nous persuadent de modifier nos comportements, comme les radars, ceux qui nous séduisent et nous influencent… comme une longue ligne droite qui nous invite insensiblement à rouler plus vite.
Pour Peter Bil’ak, le design demeure un service pour stimuler les affaires. Les designers ont surtout servi à encourager le consumérisme, à développer « l’obsolescence psychologique » des objets. James Williams fait le même constat : quand il était chez Google, il était entouré de technologies, mais cela ne l’a pas vraiment aidé à faire ce qu’il voulait vraiment, à accomplir ses objectifs, à vivre selon ses valeurs… Au contraire. Et Sarah Gold, fondatrice d’IF à Londres, de regretter le développement d’un design prédateur de l’attention des gens. Ce sont des designers qui conçoivent nos interfaces, les likes, le scrolling… ces technologies attentionnelles sur lesquels nous nous penchons toute la journée. Ces interfaces ont été approuvées par des dirigeants, testées avec des utilisateurs… Elles ont été conçues en connaissance de cause, en sachant les effets qu’elles ont sur les gens. Pour elle, les designers devraient refuser de travailler pour une technologie du soi, du solipsisme, une technologie où les gens n’ont ni maîtrise ni impact.
Les designers peuvent-ils devenir meilleurs ?
Confrontés aux commandes qui leur sont faites, tous les designers n’ont pas la même liberté de réponse. Il y a effectivement des designers qui conçoivent des bancs anti-SDF, rappelle Nicolas Nova. « Chaque choix que l’on fait a des conséquences », rappelle Peter Bil’ak. « Et si vous faites quelque chose qui ne vous convient pas, le risque que vous prenez est qu’on vous redemande de le faire » encore et encore.
Le design bien souvent se fait dans une bulle, un vide dans le cerveau du designer qui pense à la forme, à la matérialité, à la fonction, à l’usage estime James Auger. Une bulle trop souvent décorrélée de la réalité du monde, de celle où les gens vivent vraiment. Nous devons faire attention au monde où vivent nos produits. Pour lui, le danger du design est de croire en l’excellence des produits qu’il conçoit, alors que, trop souvent, nous ne voyons qu’une partie de leurs effets, de l’échelle à laquelle ils oeuvrent. Pour Nicolas Nova, l’histoire des technologies ou l’anthropologie qui permet de regarder d’autres usages des technologies sont des moyens de prendre du recul. La mise en avant de la créativité du designer oublie trop souvent les gens. Pour James Auger, à l’image de sa batterie, il nous faut faire du design localement, en utilisant des matériaux, des artisans locaux… C’est le meilleur moyen de mettre en pratique les valeurs et les idées qui sont nées du partage, de l’open source, du mouvement DIY…
Pour James Williams, le design doit prendre en compte et regarder ses externalités. Mais comme les designers ne les mesurent pas, ils n’ont pas de prise sur celles-ci, à l’image de la distraction que les designers d’applications encouragent. C’est un peu comme la pollution : tant qu’on ne la quantifie pas, on ne peut pas la prendre en compte. Il faut passer de la notion vague que quelque chose ne va pas, à sa prise de conscience précise. « Il nous faut porter à notre environnement mental la même attention que nous avons développée pour notre environnement physique ». Et cette prise en compte nécessite de nouvelles responsabilités et de nouvelles valeurs.
Pour Alain Findeli, l’éthique des vertus nécessite de se poser la question des qualités qu’un designer devrait intégrer, maîtriser et pratiquer, outre la vertu de compétence, qui n’est pas suffisante. Pour Peter Bil’ak, la principale vertu est d’être toujours critique, sceptique. Pour Laura Pandelle (@laurapandelle), designer à la 27e Région, le designer doit rester curieux : « le design demeure une discipline expérimentale ». Pour James Williams, sa principale vertu consiste à porter attention au monde, à l’utilisateur… « L’éthique n’est pas une pédale de frein sur l’innovation, mais un gouvernail ». On ne saurait être plus clair !
Auteur : Hubert Guillaud pour http://www.internetactu.net/
Voir la vidéo
https://vimeo.com/232973887
Pertinence et intérêt de l’article selon designer.s !
***** Exceptionnel, pépite
**** Très intéressant et/ou focus
*** Intéressant
** Faible, approximatif
* Mauvais, très critiquable
i . Informatif