Revue de presse » *** Ronan Bouroullec : « La France manque de culture design »

*** Ronan Bouroullec : « La France manque de culture design »

Le 5 octobre dernier, Ronan Bouroullec était à l’affiche du Théâtre du Capitole. Convié par le distributeur de mobilier contemporain toulousain Oddos/Trentotto, il a confié ses aspirations, ses déceptions et ses projets futurs à une salle comble et conquise. IDEAT en a profité pour l’interviewer…

Toulouse, Jeudi 5 octobre. A 19 heures, le soleil abandonne la place du Capitole mais une foule compacte se presse devant l’entrée du Théâtre qui affiche complet. Des étudiants parcourent la foule à la recherche de billets alors que les 800 spectateurs rejoignent la salle. Sur les planches, ni star du rock ni pièce à succès ; c’est ici que Ronan Bouroullec doit donner une conférence. Le public est formé en majorité de clients de Stéphane Oddos, revendeur de mobilier contemporain bien connu dans la Ville rose avec ses boutiques et concept-store Trentotto et Oddos. C’est lui qui monte sur scène pour faire office de modérateur et poser les questions au designer. En préambule de cette rencontre, IDEAT a pu rencontrer Ronan Bouroullec pour un entretien au long cours dont nous vous dévoilons aujourd’hui la première partie…

Vingt-cinq ans après, quel regard portez-vous sur vos débuts de designers ?

Dans les années 2000, ma première collaboration était avec Vitra, sur du mobilier de bureau. A l’époque, je n’avais jamais travaillé pour personne et l’atelier comprenait seulement trois personnes dont mon frère… C’était surprenant qu’un poids lourd comme Vitra fasse appel à nous. Quand je me suis penché sur la question, je ne comprenais pas pourquoi le bureau était un univers aussi chiant et triste… La différence de qualité, d’harmonie, d’esthétique avec le maison était tellement criante…
Nos recherches ont pris deux ans pour aboutir au système Joyn, la première table de bureau connectée : on pouvait arriver avec un ordinateur portable et se brancher à Internet et au secteur. C’était assez nouveau mais depuis, c’est devenu une référence en termes d’organisation du travail. Nous l’avons conçu de façon très naïve : nous n’avons pas visité des tas de bureaux ni rencontré des centaines de travailleurs. On a simplement apporté des solutions de bon sens dans le contexte d’intelligence collective propre à Vitra, car un designer n’est rien sans ingénieurs.

Est-ce un sujet sur lequel vous continuez de plancher ?

Je suis un peu moins intéressé aujourd’hui par le mobilier de bureau car j’ai l’impression d’avoir fait le tour du problème. Néanmoins, en ce moment, nous essayons de trouver une solution pour un bureau dont la hauteur de plateau est variable, ce qui est désormais obligatoire dans les pays scandinaves pour pouvoir travailler assis/debout.

Comment travaillez-vous au quotidien ?

Autrefois j’avais besoin de beaucoup dessiner pour comprendre et aborder un projet. Aujourd’hui, beaucoup moins… Comme le disait Vico Magistretti, « un bon projet est celui qu’on peut décrire au téléphone ». J’aime cette simplicité : arriver à une certaine épure peut se décrire sans image. Pour créer, je préfère être dans notre atelier, qui est très calme, sans musique. Nous avons très peu d’assistants et tous de nationalités différentes afin qu’ils ne se parlent pas. Non, c’est une blague, mais il est vrai que j’ai besoin de cette sérénité et de pouvoir toucher une maquette de mes mains.

Quelle place tient la technologie dans votre processus de création ?

Le numérique a tout changé dans la création, c’est certain. Nous ne faisons plus de plans, que des fichiers numériques. Nous possédons deux imprimantes 3D mais j’apprécie aussi de pouvoir demander à un assistant de recouper une pièce à la main pour affiner sa courbe… Les technologies sont comme des nouvelles couleurs : elles ne sont ni mauvaise ni bonnes en soi, il faut juste savoir bien les utiliser…
La France est-elle un pays de design ?
D’abord, le métier de designer n’est pas officiellement reconnu par l’Etat. Nous n’avons pas de syndicat, pas d’ordre, pas d’organisation… Certains se battent depuis des années pour cette reconnaissance, mais elle tarde à arriver. Cette méconnaissance du design est aussi très présente dans la société française. Je suis arrivé à Toulouse par le nouveau TGV l’Océane. Sur le plan technique, c’est une réussite incontestable mais sur le plan de la qualité d’usage, je ne le trouve pas terrible : la qualité de lumière est médiocre, les matériaux sentent le synthétique… Autant d’éléments liés à un manque de culture design dans notre pays.

Pourquoi ?

Le design demeure mal compris en France. La preuve, c’est devenu un adjectif : on parle par exemple d’une « chaise design ». C’est débile car tout ce qui est manufacturé a été pensé par l’homme, c’est donc du design !

Tout le contraire de l’Italie…

De ce point de vue, l’Italie est en effet un pays extraordinaire. Depuis les années 1920, le pays met en relation étroite designers et artistes. Ce n’est pas du tout cloisonné comme ici. Là-bas, les ingénieurs ont un vocabulaire de poètes… En France, ça ne fonctionne pas car la méthodologie n’a pas été construite. Il faut que chaque acteur (ingénieur, designer, éditeur…) se sente pleinement impliqué dans le développement du projet. Les designers français ont souvent l’impression d’être pris pour des idiots, des rêveurs par les ingénieurs… Il n’existe pas de culture du dialogue entre métiers.

Votre carrière est jalonnée de succès…

Oui, mais aussi d’échecs cuisants ! Les succès, c’est de découvrir quelque chose qui n’existe pas encore et d’en faire un objet qui va trouver son public. Et puis certaines fois, des choses qu’on a imaginées ne sont pas comprises ou échouent prématurément avant d’aboutir… Dans notre travail, nous avons plus de long-sellers que de best-sellers… Certains meubles comme le canapé Alcove (Vitra) se fabriquent à 300 exemplaires par semaine. Son succès vient du fait qu’il répond à un besoin d’intimité au bureau, mais aussi qu’on peut le regrouper par paire pour en faire une petite salle de réunion. J’ai récemment appris que les commissariats suisses s’en étaient équipés pour recueillir les plaintes des victimes. Elles s’y sentent plus à l’aise.

Un échec est-il forcément commercial ?

Que ça marche ou pas en termes de vente n’est pas un critère pour moi. Seule importe ma satisfaction devant un objet sur lequel on a travaillé des années. Et ça ne m’arrive pas souvent car je suis un vrai control freak ! Mes projets se tiennent mais ils me satisfont rarement à 100 %. C’est aussi notre force et la source de notre motivation : toujours faire mieux.

Auteur : Propos recueillis par Jean-Christophe Camuset pour IDéAT

Vignette de l’article : Ronan Bouroullec et Stephan Oddos sur la scène du Théâtre du Capitole. Crédits Oddos

Pertinence et intérêt de l’article selon designer.s !

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