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Saint-Etienne 2015 : une biennale d’art contemporain assez réussie

Saint-Etienne, ville dont l’industrie fut sinistrée, a courageusement choisi de se relancer en se hissant au rang des villes UNESCO de design, label des villes créatives qu’elle a obtenu en 2010, cas unique en France. Sa biennale est le temps fort de ses initiatives multiples. L’édition 2015, la neuvième, ferme ses portes le 12 avril, trois jours après la visite attendue du Premier ministre. Il aura été le seul membre du gouvernement, non le moindre, à s’être déplacé.

UN THÈME QUI CRÉE LES CONDITIONS DU DÉBAT

Le thème choisi pour cette édition, « les sens du beau », à un moment où le beau cède du terrain à l’écologique, à l’efficient, au connecté, au solidaire, au responsable dans le design contemporain, a conduit assez naturellement les commissaires des diverses expositions de la biennale à s’éloigner des desseins attendus du design. Ce qui aura pu désorienter un patron de PME venu arpenter la biennale pour comprendre ce que le design pourrait apporter à son entreprise.


Le commissariat général en est assuré par les designers Elsa Francès et Benjamin Loyauté. Ce dernier, dans la préface du catalogue, situe le beau à un niveau conceptuel qui laisse peu de place aux émotions, en mettant en exergue cette phrase de Lautréamont : beau « comme la rencontre fortuite, sur une table de dissection, d’une machine à coudre et d’un parapluie », beau, donc, comme il est souvent entendu en art contemporain. Du reste, déambulant dans l’ancienne manufacture d’armes, je me suis cru un moment dans l’arsenal de Venise lors de sa biennale.
On peut traiter du beau en parlant du laid, c’est le choix de plusieurs commissaires. On peut aussi ne pas en parler, c’est le choix de beaucoup d’autres, qui ont préféré mettre en avant les limites sociales et écologiques d’un monde globalisé et gangréné par la surconsommation, la pollution, l’exploitation des données de nos vies privées, omettant au passage la contribution, par exemple, de l’ouverture des données à l’innovation sociale. Les cris polymorphes de ces designers expriment ensemble l’horreur d’un monde dénaturé et sans esthétique et « le rejet d’un progrès inconscient et déchaîné ». Ils me font penser à l’œuvre d’Edvard Munch présentée actuellement à Paris. Je ne nie pas l’intérêt d’un design critique, manifeste, de contestation, de révolution, dès lors qu’il crée les conditions du débat, comme parfois l’art contemporain.

UN DÉBAT TUÉ DANS L’ŒUF PAR UN CO-COMMISSAIRE GÉNÉRAL DE LA BIENNALE

Pour autant, est-ce que la biennale 2015 crée un espace endogène de débat ? Est-ce que cela était espéré par le co-commissaire général ? J’en doute à la lecture des textes que Benjamin Loyauté a signés dans le catalogue. Bien que voulant « créer une zone de débat » et ajoutant « qu’il faut accepter [toutes les options], sans jamais s’offenser de tel ou tel choix », il voue brutalement aux géhennes ceux qui ne partagent pas ses points de vue sur les fonctions et desseins du design : il les qualifie de « califes du design », de « furieux dogmatiques », de « gardiens de la norme les plus convulsifs et sectaires », de « sophistes officiels »…
Leurs choix sont, pour lui, la « conséquence régressive d’un délire monomaniaque à la survivance plus dogmatique qu’engagée », l’expression de leur « marotte extrémiste ». Le débat est vraiment mal engagé ! Sans la posture de son co-commissaire général, cette manifestation d’art contemporain aurait été fort réussie. Le design me semble mériter beaucoup mieux que cette haine fratricide affichée. Comment, dans ce contexte, faire passer le message qu’il est un facteur de progrès, d’innovation, de compétitivité, de différenciation sur les marchés ? Peut-être en se réfugiant dans le Off de la biennale ou en se cachant dans le In, pour se protéger des traits sans appel du co-commissaire…

QUELLE PLACE POUR LES ENTREPRISES ET LES ENTREPRENEURS DANS LA BIENNALE ?

« Notre première cible, ce sont les professionnels », affirme Ludovic Noël, l’entreprenant directeur général de la Cité du design, soutenu par Gaël Perdriau, son président, le maire de Saint-Etienne. Oui, incontestablement, pour la Cité dans son travail quotidien, mais pas vraiment pour cette édition de la biennale, dans sa partie expositions, où le mode expérimental, contenu et discret (probablement un effet de la vindicte « commissariale ») est choisi pour les entreprises plutôt que le mode démonstratif ou prospectif à grande échelle, comme ce fut le cas naguère.
Un petit espace, nommé Les labos, est alloué à un « living lab » où quelques entreprises, certes de renom (EDF, Legrand, Sigvaris, Yamaha), et trois clusters régionaux, peuvent tester des produits et services et recueillir les points de vue d’utilisateurs potentiels. Le Mixeur, espace bien placé près de l’entrée de la Cité, « propose aux visiteurs l’expérience de nouveaux produits ou services issus de jeunes entreprises innovantes locales ». Il était vide quand j’y suis passé, ce qui a ajouté à ma perplexité. Je ne veux pas minimiser le travail accompli par l’équipe de la Cité du design, notamment son dynamique pôle économique, mais c’est une part bien réduite des espaces d’exposition qui est réservée aux créations des entreprises (et des agences) dans cette biennale.

La séquence des tables rondes, rencontres, forums et conventions d’affaires dédiée aux entrepreneurs et aux designers se situait pendant la troisième semaine des quatre que comptait la biennale, loin de l’effervescence et de la fréquentation maximum de la première. On arguera que cette séquence a été programmée pendant la semaine nationale de l’industrie. Interrogeons-nous sur son impact potentiel si elle avait ouvert la biennale. Soulignons toutefois que la Cité a eu le grand mérite d’éditer le livre « design impact », conçu et dirigé par Philippe Picaud, le design manager de Carrefour. Initié par la mission Design et présenté en cette occasion, l’ouvrage montre, par des exemples concrets, les apports du design pour des entreprises de tailles et de secteurs divers. Il est téléchargeable sur le site de la Direction générale des entreprises, qui a soutenu cette initiative.

Au terme d’un cycle de neuf éditions, à un moment où les efforts se multiplient pour diffuser le design dans nos entreprises, dont beaucoup sont en perte de vitesse sur les marchés mondiaux, il serait opportun de questionner la place et le rôle de la biennale. Est-il, à cet égard normal que son seul soutien ministériel soit celui apporté par la Culture et la Communication ? Normal, vu le parti pris de la plupart des expositions… Le ministère en charge de l’Economie et de l’Industrie ne devrait-il pas être parmi les partenaires institutionnels ? A quelles conditions, avec quels objectifs ? Après un temps d’analyse rétrospective et critique et une phase de réflexion prospective, disons-le avec confiance : rendez-vous à la 10e édition et vive la biennale 2017 de Saint-Etienne !

Auteur : Alain Cadix, ancien directeur de l’ENSCI-Les Ateliers, conseiller technologie et design au CEA / CEA Tech, membre de l’Académie des technologies pour l’Usine Nouvelle