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**** Un designer et une philosophe aux petits soins de la société

La philosophe Cynthia Fleury et le designer Antoine Fenoglio ont lancé un séminaire pour placer l’éthique du “soin” au cœur du design. Une démarche complexe, mais passionnante. Explications.

 

« J’ai toujours eu le sentiment que le design était un milieu qui ne réfléchissait pas beaucoup », confie Antoine Fenoglio. Cofondateur de l’agence Les Sismo avec son complice Frédéric Lecourt, ce designer explore depuis une vingtaine d’années tous les aspects du design contemporain, du moulin à poivre aux conseils pour les grandes entreprises ou les institutions publiques, en passant par l’organisation d’expositions sur le monde des objets. Aujourd’hui, il se lance dans une réflexion sur son métier. Avec la philosophe Cynthia Fleury, il a entrepris de populariser dans sa profession l’éthique du « care » (soin, attention, sollicitude), née dans les pays anglo-saxons. Il explique sa démarche.

 

  … Ceci est un article de Xavier de Jarcy pour Télérama

 

L’intelligence du quotidien

Antoine Fenoglio a rencontré Cynthia Fleury grâce à une amie. « Cynthia avait un problème de logo pour sa chaire de philosophie à l’hôpital. J’avais envie de lui dire de se débrouiller, mais j’ai accepté de travailler pour elle car je connaissais ses écrits, dont La Fin du courage, paru en 2010. »

A la fois psychanalyste et philosophe, Cynthia Fleury a une intelligence du quotidien très intéressante, estime le designer. « La psychanalyse lui permet de comprendre ce qui se vit dans l’intimité des gens et de le conceptualiser pour en faire quelque chose de plus large. » Antoine Fenoglio y voit « une approche très design : aller sur le terrain, faire de l’ethnologie, discuter avec les gens, essayer de régler leur problème avec un projet qui a du sens ».

Le designer rencontre donc Cynthia Fleury, « et nous nous sommes tout de suite très bien entendus. Dans son bureau au-dessus de sa chaise, elle a placé au mur une affiche ancienne pour les meubles Thonet. Je lui ai dis : “Tiens, tu t’intéresses au design ?” Elle m’a répondu : “Oui, j’adore.” Cynthia Fleury a d’ailleurs préfacé un livre sur Ron Arad. »

Antoine Fenoglio a ainsi commencé par l’aider sur son projet majeur, la chaire de philosophie à l’Hôtel-Dieu. Car Cynthia Fleury n’écrit pas seulement des livres, ne fait pas seulement de la recherche, mais a envie que ça bouge. « Elle a créé cette chaire pour replacer la philosophie au cœur du monde hospitalier, pour remettre de l’éthique dans le système de soins. »

Cette démarche comporte une dimension « réflexion et conceptualisation », une autre axée sur la formation, avec « l’université des patients », mais « il fallait aussi savoir comment mettre en pratique tout cela. Car une fois définie une éthique, pourquoi ne pas chercher à la tester et à en faire le design ? Nous avons fait tope-là, et nous avons commencé à écrire ce projet de Design with care ».

 

Attention, monde fragile

La question que se posent le philosophe et la designer est celle-ci : « La notion de vulnérabilité a-t-elle éthiquement du sens, à l’hôpital pour commencer, mais aussi ailleurs ? Car quand je travaille avec les dirigeants d’une entreprise, ils ont beau toucher des salaires de dingue, mais se sentent en réalité vulnérables comme tout le monde. Une fragilité chronique s’est installée à tous les niveaux de la société. C’est très important à entendre. Que ce soit vis-à-vis de l’environnement, de notre propre santé, de l’économie ou de la démocratie, tout devient plus vulnérable. »

Pour Antoine Fenoglio comme pour Cynthia Fleury, cette fragilité bouscule les certitudes des designers. « Affirmer que l’on est capable de poser une solution valable pour des années, ou dessiner une forme qui va durer trente, vingt ou même dix ans, en fait, cela n’existe plus trop. » Il faut donc s’adapter à ce nouveau rythme. « Et cela demande une éthique très forte. Car comment produire des objets sous cet angle-là ? Cynthia Fleury peut servir de guide. Une seule phrase d’elle peut constituer un excellent cahier des charges. Par exemple : “Le soin est la seule manière d’habiter le monde.” Que l’on dessine un bureau ou un plan d’urbanisme, cela change la façon d’aborder le problème. »

 

Etre soigneux ne suffit plus

Etre soigneux, travailler avec soin, prendre soin des autres, cela devrait aller de soi pour tout bon professionnel, mais « dans les cahiers de charges que nous recevons aujourd’hui, pas un seul ne parle de soin. Bien faire son métier ne suffit pas, car on pourrait aussi dessiner avec soin un fusil de chasse. Prendre soin de son environnement dans ses dimensions démocratiques, naturelles et économiques, c’est autre chose. Comment relier tout cela dans un projet ? Comment ne pas arriver à des situations où l’on se dit, par exemple : “Je régénère la finance et je bousille la planète ”. Ou bien : “Je ne fabrique que des trucs 100 % recyclables, mais qui ne font vivre personne”. »

Depuis la fin 2018, Cynthia Fleury et Antoine Fenoglio animent donc au CNAM (Conservatoire national des arts et métiers), à Paris, un séminaire « Design with care » avec des conférences mensuelles planifiées jusqu’en juin. Antoine Fenoglio a commencé par une présentation historique du design, avec ses grandes figures comme Charlotte Perriand. Il voulait prendre l’exemple de cette femme qui a traversé le vingtième siècle en négociant sans cesse avec les circonstances économiques ou politiques. « Car le design a toujours été une expertise de négociation. Les designers se demandent sans cesse s’ils sont ou non au service du capitalisme, et comment gagner sa croûte dans ce système-là. Mais pour l’instant, il faut bien le dire, le design a toujours été du côté du capitalisme, malgré des tentatives vigoureuses pour l’emmener ailleurs. »

Depuis février, le séminaire aborde plusieurs thématiques du design contemporain, en invitant « des praticiens capables de poser un peu de théorie ». Le mois dernier le sociologue et anthropologue Nicolas Nova, spécialiste du numérique, a exposé ses idées sur la manière de renouveler l’imaginaire d’un monde industriel un peu enfermé dans les clichés (voir la vidéo ci-dessous).

 

Le design au service des politiques publiques

Le 13 mars, Stéphane Vincent, cofondateur de l’association La 27e Région, abordera la place du design dans les politiques publiques. Un domaine où cette approche « commence vraiment à agir », estime Antoine Fenoglio. Les Sismo, par exemple, travaillent beaucoup avec l’Education nationale. « Loin d’être coupé de la réalité, c’est l’un des premiers ministères à avoir su écrire des cahiers des charges de design de service et d’innovation, il y a deux ou trois ans. »

Ses fonctionnaires consultent les designers sur des questions telles que : « Comment aider les enseignants à mieux intégrer les enfants handicapés dans une classe. » Les réponses d’un designer peuvent être multiples : « Une application numérique ? De la formation ? Changer le mobilier ? Concevoir des outils méthodologiques et les regrouper dans un livre ? On peut proposer toutes sortes de solutions, et c’est cela, le design de service. »

Difficile de dire aujourd’hui quels sont les contours de ce « Design with care », puisqu’ils se dessinent au fil des mois. C’est parfois compliqué à comprendre… Mais ce remue-méninges laissera sûrement des traces. On peut compter sur Les Sismo pour en restituer l’essentiel, par exemple dans une exposition. A suivre…

 

 

Vignette de l’article : Le designer Antoine Fenoglio et la philosophe Cynthia Fleury au CNAM (Conservatoire national des arts et métiers). Les Sismo.

 

Cet article a été sélectionné par designer.s dans le cadre de sa veille éditoriale et intégré à sa revue de presse européenne francophone !

Pertinence et intérêt de l’article selon designer.s :

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