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Bernard Stiegler: «L’accélération de l’innovation court-circuite tout ce qui contribue à l’élaboration de la civilisation»

Pour le philosophe, directeur de l’Institut de recherche et d’innovation du centre Pompidou, la «disruption» constitue une barbarie «soft» incompatible avec la socialisation. La fuite en avant technologique produit une perte de repères et une désespérance qu’il est impératif d’assumer afin de repenser l’élaboration des savoirs et la macroéconomie.

«Disruptif». Le terme, dixit le dictionnaire de l’Académie française, dérive du latin disrumpere, «briser en morceaux, faire éclater». Dans le langage des entreprises du numérique, «l’innovation disruptive», c’est l’innovation de rupture, celle qui bouscule les positions établies, court-circuite les règles du jeu, impose un changement de paradigme. De Google à Uber, la «disruption» bouleverse nos vies connectées. Mais à quel prix ? Directeur de l’Institut de recherche et d’innovation du centre Pompidou, fondateur de l’association Ars Industrialis, le philosophe Bernard Stiegler consacre son travail aux effets des mutations technologiques. Dans son dernier ouvrage, Dans la disruption, comment ne pas devenir fou ? (éditions Les liens qui libèrent), il analyse ce phénomène qui «prend de vitesse les organisations sociales» au risque de la désintégration et de la mélancolie collective. Et plaide pour une «bifurcation» qui nous fasse entrer dans une «nouvelle époque».

Vous décrivez la disruption, cette accélération de l’innovation, comme une «nouvelle forme de barbarie». Pourquoi ?

En ce que cela s’oppose à la civilisation. La disruption commence en 1993 avec la réticulation – la structuration en réseau – numérique et la connexion généralisée. Cela arrive à pas de colombe, et plutôt comme quelque chose d’enchanteur, avec ses promesses de changer de monde – un changement auquel je crois toujours. Avec la réticulation par les algorithmes, on assiste à une accélération inouïe de l’innovation, qui s’était déjà très fortement accentuée après la Seconde Guerre mondiale. Mais à présent, la technique réticulaire court-circuite systématiquement tout ce qui contribue à l’élaboration de la civilisation. Ce qui nous arrive de la Silicon Valley vient liquider l’état de droit en tant qu’état délibératif fondé sur des légitimités réfléchies. En France, «l’accélérateur de start-up» TheFamily, qui s’inspire de la Silicon Valley, se présente sous cette formule : «Les barbares attaquent.» Il s’agirait pour ces néobarbares de semer le chaos dans tous les secteurs – logement social, transports, éducation, immobilier, environnement… Pendant la terrible année 2015, nous avons rencontré la barbarie de Daech [acronyme arabe de l’EI, ndlr]. A côté de cette barbarie horrifique, il existe une autre forme de barbarie, plus «soft», une barbarie technologique qui nourrit la barbarie terroriste.

En quoi ce que nous vivons est-il différent de ruptures technologiques majeures antérieures ?

La déstabilisation est devenue permanente. Le problème n’est pas le choc technologique : l’augmentation du savoir, sous toutes ses formes, est toujours le contrecoup d’un tel choc, proche ou lointain. Un grand moment de rupture technologique produit ce que les philosophes appellent une épokhè : une interruption, une suspension de tout ce qui paraissait «couler de source». L’épokhè technologique engendre toujours une deuxième épokhè qui touche, elle, à la vie de l’esprit – l’art, la science, la philosophie, la politique, le droit… Et cela produit une nouvelle époque, au sens fort. Or les ruptures technologiques se produisent à intervalles de plus en plus rapprochés. Et depuis peu de temps, avec la réticulation numérique, nous sommes dans un dispositif qui fait que tout bouge en permanence, que plus rien n’est stable. Et que la société ne peut plus s’en nourrir : elle s’en trouve au contraire désintégrée.

Il n’y a pas de «nouvelle pensée» qui émerge mais, écrivez-vous, une absence de pensée…
Nous n’arrivons plus à élaborer des savoirs. Une technologie est un pharmakon : ce terme grec désigne ce qui est à la fois poison et remède. Le pharmakon technologique est porteur de promesses, mais il commence toujours par provoquer mille problèmes, parce qu’il commence par détruire les cadres constitués. Après cette phase de destruction apparaît ce que Rimbaud appelle «le nouveau», qui fait du pharmakon une remédiation : un autre mode de vie, une autre époque. C’est ce qui ne nous arrive plus : le processus disruptif systématiquement cultivé par les chevaliers d’industrie prend de vitesse toute socialisation. Or ce n’est pas soutenable. Cette fuite en avant produit une accélération colossale de l’anthropocène, cette ère dans laquelle l’humain est devenu un facteur géologique majeur, ce qui engendre la mélancolie collective et des formes diverses de désespérance.

Qu’est-ce que la disruption nous «fait», individuellement et collectivement ?

Elle nous rend fous. Cet accès de folie collective ressemble étonnamment à ce que Foucault décrivait dans son Histoire de la folie à l’âge classique : la fin du Moyen Age est un moment de très grands bouleversements, qui produit d’innombrables discours sur le registre où «le monde est devenu fou», «tout va mal»… Dans les années 60, nous nous sentions encore dans une époque. A partir des années 70-80, cela faiblit. Après 1993, cela s’effondre. Ce qui caractérise notre époque, c’est ce que le philosophe Maurice Blanchot voyait venir comme l’absence d’époque. Et ce qui installe cet état de fait, c’est l’absence de ce que j’appelle des «protentions collectives positives», des anticipations partagées, qui caractérisent l’époque qui les sécrète et permettent de se projeter vers l’avenir : le progrès, la modernité, la contre-culture des années 60 qui amorce une transition. A présent, les protentions collectives sont devenues négatives : ainsi du changement que nous annoncent les climatologues comme menace sur la vie en totalité, et sur l’espèce humaine en premier lieu. Cela installe un état de paralysie et de régression où pullulent les symptômes qui vont des départs vers la Syrie à la désignation de boucs émissaires par le Front national, en passant par les propos de Florian, un jeune homme de 15 ans qui affirme que sa génération est «une des dernières avant la fin»…

La situation est donc si désespérée ? Il y a pourtant des résistances, des tentatives de recréer des espaces de délibération…
Tout n’est pas à désespérer, mais tout le monde est désespéré – parfois dans l’expression, voire dans le passage à l’acte, mais la plupart du temps dans la dénégation. Il faut assumer et verbaliser cet état de fait, en faire un objet de débat et un espace de projections. Il faut arrêter de faire de la dénégation, de dire que tout s’arrangera : cela ne s’arrangera que si l’on s’en occupe. Il faut pour cela analyser le processus qui suscite tant de souffrance. Dans la disruption se produit l’accomplissement du nihilisme au sens où Nietzsche le décrit : comme destruction de toutes les valeurs. C’est ce que nous vivons aujourd’hui à travers une économie de la donnée exclusivement prédatrice, qui repose sur l’élimination des singularités par le calcul. Tout cela paraît sinistre. Et, pourtant, c’est là que s’ouvre aussi la possibilité d’élaboration de ce qui n’est peut-être pas seulement une nouvelle époque, mais une nouvelle ère.

De quelle manière ?

Il ne s’agit ni de ralentir, ni de sortir de la société industrielle, ni d’arrêter la disruption, mais de transformer la vitesse en temps gagné pour penser et de mettre l’automatisation au service de la désautomatisation qu’est la pensée. Avec Ars Industrialis, je pose qu’il faut se réapproprier le numérique pour produire ce que le physicien Erwin Schrödinger a nommé «l’entropie négative» : la diversification du vivant qui s’oppose à l’entropie, la tendance à la dégradation des systèmes physiques. Il faut faire de ce qui permet Uber une nouvelle possibilité, sur un registre tout différent. Cela suppose une «bonne disruption» : tout remettre en question, non pas en court-circuitant la délibération mais, au contraire, en en faisant l’objet même de la délibération, pour changer les méthodes dans tous les secteurs – enseignement, travail, urbanisme, recherche, citoyenneté… Nous accompagnons ainsi la transformation de la communauté d’agglomération Plaine Commune, en Seine-Saint-Denis, en «territoire apprenant contributif». Avec le soutien du ministère de la Recherche, une vingtaine de doctorants vont travailler avec les habitants au sein d’un laboratoire transdisciplinaire, pour y développer de nouvelles plateformes web, mettre en place de nouveaux modes d’enseignement et de partage des savoirs et tester un revenu contributif inspiré du régime des intermittents du spectacle pour redistribuer les gains de productivité issus de l’automatisation en augmentant l’intelligence collective.

Ouvrir des perspectives passe d’abord, aujourd’hui, par des territoires d’expérimentation ?
Comme la Constitution le prévoit, mais sans être localiste : ce projet accompagné par un réseau international, le Digital Studies Network, a des échos en Belgique, en Angleterre, en Amérique latine et en Chine. Mais l’invention d’une nouvelle macroéconomie passe par le territoire, qui est un espace de synthèse des problèmes et des solutions… C’est ce qu’ignorent les entreprises disruptives : elles identifient un «segment» et l’attaquent sans se préoccuper de ce qu’il y a autour. C’est totalement irresponsable. Il faut tout au contraire refaire de la synthèse, faire travailler ensemble toutes les dimensions locales pour instaurer une nouvelle cohérence et la première époque d’une nouvelle ère.

L’exaltation de la «révolution numérique» a fait place au désenchantement. Pour autant, Internet reste porteur d’un imaginaire d’émancipation. Faut-il réinventer une utopie numérique ?

Je ne parlerais pas seulement d’utopie. Avec Ars Industrialis, nous avons toujours dit que le numérique était aussi porteur de beaucoup de problèmes et de dangers. Nous avons besoin d’une nouvelle économie politique et d’une nouvelle politique industrielle, scientifique et sociale. Il faut reconstruire une pensée critique, ouvrir un vrai débat, identifier de véritables enjeux au service de luttes fécondes et non de ressassements stériles. C’est à cette condition qu’émergera un modèle alternatif. Si nous sommes si angoissés, si mélancoliques, si désespérés parfois, c’est parce que nous avons atteint une limite. Il nous faut trouver une nouvelle rationalité économique. Et si c’est possible, au contraire de ce que penseront tous les sceptiques, c’est parce que nous ne pouvons pas faire autrement.

Author : Amaelle GUITON pour Libération

Vignette de l’article : Dessin Harry Tennant

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