Par Nicolas Minvielle et Olivier Wathelet, auteurs du livre « Jouer avec les futurs », ou « comment utiliser le design fiction pour faire pivoter votre entreprise ». Pour se projeter dans le futur, il existe pléthore de techniques allant de la créativité à la prospective. Toutes offrent des voies entre le présent et des futurs probables et préférables, à risque ou vertueux.
Étrangement, et jusqu’à une époque récente, les efforts parfois considérables engagés dans ces technologies de projections faisaient l’impasse sur cet autre versant de la créativité humaine qu’est la science-fiction et, plus largement, les imaginaires de la culture populaire. Ceux-ci contribuent pourtant à matérialiser des futurs possibles, et sont à ce titre une sorte de grand laboratoire d’idées.
Le design fiction est à la croisée de ces deux univers. Cette pratique, nommée pour la première fois au milieu des années 2000 par l’américain Bruce Sterling, auteur de science fiction, fait depuis lors l’objet de nombreux développements dans le champ du design.
Il s’agit de l’usage délibéré de prototypes diégétiques pour suspendre les résistances face au changement. Autrement dit, le design fiction est un ensemble d’artefacts mis en scènes, donnés à manipuler à des individus pour qu’ils se confrontent à un monde possible.
La culture de l’innovation
Le futur devient alors un prétexte pour envisager le présent autrement et surtout décider de nouvelles orientations pour agir. Pour certains, à l’instar des designers britanniques Anthony Dunne et Fiona Raby, le design fiction a avant tout une portée critique. Il doit s’extraire des enjeux de commercialisation et de production, et illustrer explicitement les limites de partis pris contemporains.
Parallèlement à cette veine polémique, la posture d’autres designers tels que Julian Bleecker est de montrer les liens entre la science-fiction et les imaginaires techniques de l’industrie. En réponse à la vision pessimiste qu’entretiennent certains analystes de la culture de l’innovation [1], il a montré les nombreux échanges existants entre ces univers.
De sorte que les emprunts partagés s’avèrent des leviers créatifs puissants pour débattre des orientations de l’innovation.
Quels que soient les partis pris, le design fiction repose aujourd’hui sur cinq principaux mécanismes :
1. Construire un monde « croyable », en multipliant les artefacts et éléments de mise en scène. Ainsi, dans le projet maggic.ooo, l’artiste et biologiste Marry Maggic [2] entend questionner l’accessibilité aux hormones dans le monde pharmaceutique.
Elle a développé un ensemble de contenus – de la vidéo DIY pour permettre aux femmes de produire leurs propres hormones : le projet « Open Source Oestrogen » – et des fausses publicités d’une compagnie « egstro-eggs ® » vendant des œufs de poules devant aider les femmes à augmenter leur fertilité.
La multiplication des contenus, des acteurs (fictifs) et des supports permet de générer une vision d’autant plus crédible qu’elle entre en résonance avec différents aspects du quotidien.
2. Créer une situation de réception de la fiction qui masque, temporairement, son caractère fictionnel, pour générer une expérience. Dans le projet Naturepod [3], l’enseignant en design Stuart Candy et ses étudiants ont élaboré un stand de démonstration d’un dispositif de réalité virtuelle devant susciter la présence de la nature pour des employés de bureau.
Présenté lors d’une convention aux USA – avec un stand réaliste et un dispositif combinant une table de massage à un écran immersif – les participants ont vécu et expérimenté ce monde possible en réagissant, pour ceux qui s’étaient en quelque sorte laissés prendre, de l’intérieur de la fiction. Cela permet entre autres de lever les doutes, fréquents, quant à l’impossibilité technique ou le caractère peut perturbateur, d’une innovation ; argument souvent entendu pour justifier de ne pas envisager des futurs possibles.
3. Être économe dans les moyens de la mise en scène, de sorte que les liens entre le monde au sein duquel l’audience vit et celui représenté soient ténus. Dans une de ses premières design fiction, Max Mollon a ainsi créé Mitoyen, un dispositif de mise en relation vidéo de familles lors du repas.
Le procédé ingénieux a consisté à positionner une plaque transparente entre deux pièces d’une même maison, de les décorer de manière différentes, et de réunir contre cette plaque deux tables elles aussi singulières. Les quatre comédiens photographiés de part et d’autres ont ainsi donné l’illusion de vivre dans des lieux très différents les uns des autres. Très convaincante, cette fiction lève ainsi les enjeux de la faisabilité technique pour permettre de discuter de la valeur de tels dispositifs.
4. Inscrire dans le script des moments de rupture, de tâtonnements voire d’interactions ratées. Car la technologie dans le quotidien n’est jamais totalement fluide. En exploitant ce principe de réalité, Nicolas Nova a pu dans son projet « Curious Rituals » interroger les usages de la technologies en offrant une prise de recul vis-à-vis des vidéos telles que les différentes versions de A day made of Glass qui offrent la mise en scène d’un monde ou la technologie est intégrée sans heurt.
5. Enfin, dans certains cas, le spectateur est littéralement immergé dans la fiction en s’appuyant sur quelques astuces de mise en scène. Dans Hypereality [4] du videaste Keiichi Matsuda, le spectateur est projeté derrière les lunettes connectées d’une colombiennes de 42 ans, confrontées à une forme avancée de « digital labor » dont elle semble ne pas pouvoir s’extraire.
Par son caractère très immersif et le côté baroque de la réalité augmentée mise en scène, l’impact est très fort sur le spectateur. Pourtant, comme l’illustre le court passage de la vidéo ou le dispositif de réalité augmentée tombe en panne, le lien avec la réalité actuelle reste tout à fait entier et crédible.
Outil relativement nouveau, le territoire du design fiction est encore à formaliser, mais par sa capacité d’immersion et de présentation de futurs croyables, il est une belle alternative aux pratiques de projection dans le futur les plus courantes en rendant possible le débat sur des choix d’usage, de consommation, voire de société.
[1] Il fait référence explicitement à un article célèbre de Paul Dourish et Geneviève Bell intitulé « Resistance is futile : reading science fiction alongside ubiquitous computing ».
[2] http://maggic.ooo
[3] http://futuryst.blogspot.be/2016/05/naturepod.html
[4] https://vimeo.com/166807261
Authors : Nicolas Minvieille et Olivier Wathelet pour http://www.wedemain.fr/
Vignette de l’article : La station Arts et Métiers, à Paris. (Crédit : Stephen Butterworth /Wikimedia Commons)