L’Europe possède trop peu de géants de l’innovation, malgré un environnement reconnu comme très favorable.
L’Europe constitue un paradoxe en matière d’innovation. Aucune entreprise européenne ne figure dans le classement des 10 entreprises mondiales les plus innovantes établi par le BCG : sept sont américaines, deux japonaises, une coréenne. A l’inverse, le Global innovation index qui classe les pays selon leur capacité d’innovation fait apparaître sept pays européens dans le top 10 et les cinq premiers sont en Europe, les Etats-Unis n’arrivant que sixième.
Comment expliquer ce paradoxe ?
Ces classements juxtaposés montrent que les pays européens offrent un environnement porteur en matière d’innovation, mais qui ne se traduit pas sous forme de géants mondiaux. Ce qui est en cause c’est la capacité de l’Europe à faire croître ses entreprises innovantes. Deux questions se posent en effet :
– l’accès au capital et aux investissements pour stimuler la croissance au plus haut niveau ; il ne s’agit pas seulement de financer la création de start-ups – sur lequel d’énormes progrès ont été réalisés – mais de financer la croissance et le développement ;
– l’accès à des marchés larges et uniques dans un environnement européen encore très fragmenté en termes de normes et de réglementations. Les industriels soulignent que les normes restent distinctes et lentes à se définir en matière d’innovation, constituant un obstacle majeur à la croissance. L’échelle de temps de la réglementation n’est pas celle de l’innovation, aux dépens de nos entreprises.
En outre, l’environnement de l’innovation en Europe est davantage porté par le secteur public que privé. Les grandes forces des pays européens résident dans leur environnement éducatif, leur diversité culturelle porteuse de créativité, leurs infrastructures, leurs investissements en recherche publique. Nous pouvons nous en réjouir. Mais le secteur privé, dans bien des pays, est en retrait : la recherche financée par les entreprises représente 1,3% du PIB européen, contre 1,8% aux Etats-Unis et 2,5% au Japon.
Culturellement, nous négligeons souvent la transformation de la recherche en innovation porteuse d’activité économique et d’emploi et mélangeons recherche, invention et innovation, comme si la dernière découlait naturellement des deux autres. Pour y remédier, il faut stimuler la R&D privée et faire en sorte que le secteur public encourage l’innovation émanant des entreprises à travers des procédures d’achat public favorisant les biens et services innovants.
Enfin, notons que le classement des entreprises mondiales les plus innovantes est le fruit des efforts passés. Y figurent en bonne place les GAFA créées il y a dix à vingt ans. En ce sens, les piètres performances de l’Europe sont le reflet de ses déficiences à stimuler l’innovation il y a 15 ans, à l’heure où les grands groupes de l’Internet se sont constitués, et ne sont pas le reflet des performances actuelles en la matière, que le classement des pays reflèterait. Espérons-le, car plusieurs signaux sont positifs.
Comment se situeront ces classements dans 5 à 10 ans ?
D’abord parce que rien n’est joué. Combien d’entreprises figurant dans l’actuel top 10 le seront encore dans dix ans ? Nous vivons des changements radicaux dans de nombreux secteurs en termes de modèles économiques et industriels. C’est déstabilisant pour les entreprises établies, tant la destruction créatrice chère à Schumpeter est à l’œuvre. Néanmoins, cela ouvre la possibilité à l’Europe de construire ses géants de demain. Spotify dans la musique ou BlaBlaCar dans le transport font aujourd’hui référence et s’implantent sur d’autres continents. L’Europe crée aujourd’hui les géants de demain.
Ensuite, l’engouement pour l’entrepreneuriat est frappant dans tous nos pays. Alors que les jeunes diplômés aspiraient il y a dix ans à rejoindre de grands groupes, ils se rêvent aujourd’hui créateurs d’entreprises. Le climat est à la start-up, au grand dam des groupes établis qui peinent à attirer les jeunes talents. L’enjeu pour nos pays est d’aider ces jeunes diplômés à réussir leurs projets en évitant qu’ils se tournent vers les Etats-Unis parce qu’ils éprouvent des difficultés à avoir accès aux marchés européens ou au capital-risque.
Nous vivons actuellement une troisième révolution industrielle et l’Europe dispose d’atouts indiscutables pour la construire : sa diversité culturelle, sa créativité, la qualité de son enseignement… Ne la craignons pas et construisons la, en favorisant l’interdisciplinarité, l’entrepreneuriat, la facilité d’accès au marché européen vu comme un tout, l’accès aux marchés publics pour les entreprises innovantes.
Author : Delphine MANCEAU pour Les Echos [Professeur à ESCP Europe où elle dirige la division corporate en charge des activités en lien avec les entreprises]
Vignette de l’article : Le paradoxe européen de l’innovation, porteur d’espoir pour l’avenir ? – Crédit photo : NC