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L’innovation frugale : les facteurs clés d’une implémentation dans les organisations occidentales

« Un et un font onze ». Ce proverbe indien pourrait définir l’innovation frugale, tendance actuelle qui bouscule les entreprises et leurs dirigeants. Venu des pays émergents le mouvement Jugaad (ou bricolage en hindi) mené par Navi Radjou est aujourd’hui mis en œuvre au sein d’entreprises occidentales telles que Renault Nissan, Auchan, General Electric ou encore Air Liquide.

Comment définir ce concept ?

Il s’agit avant tout d’un nouveau paradigme qui invite à sortir des chemins tout tracés : « Think out of the box ». Là où la pensée classique voit la baisse des ressources humaines et matérielles comme une menace, l’innovation frugale la voit comme une opportunité : comment faire mieux avec moins. L’innovation frugale se base ainsi sur une capacité d’innovation et d’investissement avec moins de moyens, mais plus d’ingéniosité. Cela signifie se rapprocher du core business en produisant des produits et services innovants répondant aux besoins premiers des clients, être flexible, agile et pouvoir s’adapter au changement.

Avec un marché global estimé à plus de 3 milliards de dollars, l’innovation frugale redéfinit les concepts du management et de la gestion de projet à travers le monde en s’inscrivant dans un mouvement plus global fondé sur une économie circulaire et collaborative. Il s’agit ici de s’interroger sur le moteur de cette démarche et les modalités à mettre en place.

Développer le potentiel humain de l’entreprise

Mettre en place une stratégie d’innovation frugale, c’est d’abord développer le potentiel humain : engager les collaborateurs, mobiliser le management et dialoguer avec le client. Un dialogue nécessaire qui permettra de développer de façon rapide et agile, des solutions durables et efficientes.

Ainsi, « avoir 113 ans d’existence ne signifie pas qu’on est immortel » François Darchis, membre du COMEX d’Air Liquide rappelle ici que l’entreprise est en évolution permanente. Ne pas rester figé à un seul modèle d’organisation, savoir s’adapter et transmettre aux collaborateurs les nouveaux codes du monde actuel sont désormais déterminants pour rester en place face à une concurrence de plus en plus accrue. C’est ce principe, réaliste avant tout, qui guide les entreprises mettant en place des stratégies d’innovation frugale.

Mais comment convaincre les collaborateurs ? Comment les associer à ce changement de stratégie globale ? Quel intérêt ont-ils à y gagner ?

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Il s’agit avant tout de valoriser les collaborateurs et de créer de nouvelles dynamiques intra entrepreneuriales. Beaucoup d’entreprises ont mis en place des démarches internes d’innovation. La plupart les utilisent comme outil de management, baromètre d’implication ou de gisement de « quick wins ». Ces initiatives peuvent prendre la forme de concours ou d’appel à contribution ; comme le Prix Innovation Qualité (PIQ) proposé chaque année par Air France Industries, qui récompense les collaborateurs pour leurs idées innovantes, peu coûteuses et qui permettent à l’entreprise d’économiser sur un coût fixe. L’ingéniosité et la créativité du collaborateur sont ainsi récompensées et valorisées sur le plan financier comme sur le plan humain.

Paul Polman, PDG du Groupe Unilever, explique la nécessité d’initier ce type de démarche : « si collectivement, en tant qu’entreprise, nous ne commençons pas à changer maintenant, nous ne serons plus là demain ». Le succès de la frugalité passe aussi par un véritable leadership des dirigeants de l’organisation, permettant à la fois de convaincre et développer l’agilité des collaborateurs, de rassurer les investisseurs et d’accompagner le changement.

En résumé :

– Former et informer sur le concept de frugalité.

– Écouter ces collaborateurs par le biais de démarches internes de collecte d’idées.

– Mettre en place un accompagnement opérationnel et managérial des meilleures innovations, de leur initiation jusqu’à leur mise en œuvre.

Sont les gages de la réussite de l’intégration en interne de la frugalité aux valeurs des grandes entreprises mondiales. En somme : faire des contraintes des opportunités.

Repenser le client

Développer l’innovation frugale passe également par une nouvelle conception du service client et du rapport au consommateur : le client 360 est aussi collaborateur, client et citoyen. Il attend ainsi que son produit réponde à ses besoins, mais réponde également à des enjeux sociétaux parfois plus globaux. C’est sur ce principe que s’est construite l’économie circulaire et collaborative, modèle économique de l’innovation frugale.

En effet, le modèle de frugalité appliqué aux entreprises se fonde sur un constat factuel : la nécessaire économie des dépenses dans un contexte économique difficile. Le produit ou service proposé se doit donc d’être agile tout en répondant aux besoins essentiels du client. La démarche frugale fait alors appel à la notion de « collaborateur-client » et de prototype parfois même, co-crée avec le client. Le collaborateur sort de son rôle et devient client-testeur. Les clients eux, sont également sollicités pour donner leur avis sur les services et produits proposés.

Ainsi, développer plusieurs versions, de façon itérative, tester les produits auprès des parties prenantes, proposer des versions améliorées de façon rapide sont devenues des notions-clefs.

Basé sur cette idée, Orange a créé le « Orange Fab Lab » permettant aux start-ups, accompagnées par des collaborateurs experts et mentors, de prototyper leurs idées. Une fois certifiés et testés, les produits sont commercialisés. Par ce biais, la marque innove tout en valorisant ses expertises internes sans investir de moyens conséquents. Cet exemple de frugalité souligne la nécessité d’être tourné vers le client et ses besoins premiers. Cette vision permettra de cibler au plus juste les attentes du consommateur et de maximiser les investissements effectués, soit de dépenser moins tout en satisfaisant au mieux le client.

Donner un sens au produit

Enfin, le troisième point clef d’un projet frugal est sa valeur. Au-delà d’un simple circuit économique classique, il s’agit d’apporter de la valeur au collectif : de donner du sens à sa démarche et répondre à des besoins éthiques. Issues des pays émergents, dans un contexte de développement économique et d’émergence de la classe moyenne, certaines entreprises ont saisi cet enjeu et ont appliqué l’ensemble de ces concepts à leurs produits, certains étant même devenus des produits phares.

• Parmi le champion toute catégorie, on peut citer Renault qui, sous l’influence de son PDG Carlos Goshn, a lancé en 2004 la gamme low-cost Dacia à destination des pays émergents pour 5 000 euros maximum. 10 ans plus tard, fort de ce succès, le Groupe lance en Inde la Kwid. Véhicule citadin variant de 4 200 à 5 600 euros à destination des classes moyennes indiennes. Un pas de plus vers une démarche qui semble progressivement porter ses fruits. En 2014, la gamme low-cost de Renault a ainsi assuré 48 % des ventes mondiales de véhicules de particulier. Une stratégie qui s’avère gagnante, car en 10 ans, aucune autre entreprise automobile occidentale n’a réussi à se positionner sur le marché de la frugalité.

• Leroy Merlin s’est également lancé à travers la signature d’un accord de partenariat avec TechShop, start-up américaine. Cet accord vise à la mise en place d’un hub collaboratif permettant aux clients de tester les produits vendus par l’entreprise. En tenant compte de l’avis du « consommateur client », le client est fidélisé tout en favorisant l’innovation et la co création des produits.

• Tarkett, fabricants de revêtements pour sol a créé un tableau de bord sociétal et de gouvernance visant le zéro déchet d’ici 10 ans. Reconnue pour ses efforts en termes de frugalité, l’entreprise a reçu en 2014 le Green Business Awards pour ses initiatives.

Développer l’agilité, tirer profit des ressources, s’adapter aux besoins premiers du client et s’inscrire dans un modèle éthique inclusif. Voilà les points clefs à développer lors d’une démarche d’innovation frugale. Cela implique des changements de paradigme profonds : la stratégie s’enrichit, les objectifs de l’organisation évoluent, son fonctionnement change. On peut cependant s’interroger sur la pérennité du modèle : effet de mode ou levier de transformation profonde du système d’organisation ?

Author : Fatima TAMLILTI pour Les Echos